21/09 / 2022
Le
petit Emmanuel traverse l'espace et laisse derrière lui des ions
libérés par la charge énergétique qui le tient debout vingt-quatre
heures sur vingt-quatre.
Il ne sait pas que certains le
craignent et commencent à trembler aussitôt que le son un peu nasillard,
haut-perché de sa voix se fait entendre dans le dédale des salons.
Il le sait mais ne veut pas le savoir.
Quand il accepte de le savoir, un léger frisson lui parcourt l'échine.
Il
ne veut pas savoir non plus que d'autres, aussi nombreux, sont
consternés par ce qui est supposé être son perfectionnisme dans la
spontanéité qui, de disposition en décret, d'ordonnance en
initiative, ne se révèle être que la démonstration d'une sorte de culte
de la bévue.
Cela non plus, il ne veut pas le savoir.
Le
petit Emmanuel avance dans la vie comme dans une aire de jeu, sous la
surveillance débonnaire et patiente de sa tutrice qui ne manque jamais
de lui offrir de nouveaux jouets lorsqu'il montre les moindres signes
d'ennui.
Et il montre assez souvent des signes d'ennui.
Elle
le connaît comme si elle l'avait fait et anticipe alors pour lui quelque
scandale, quelque trahison, quelque prérogative suffisamment
spectaculaire pour le réanimer et solliciter sa combativité naturelle et son ambition irrépressible,
celle qu'elle a tout de suite appréciée dès les premières heures de leur
rencontre et que, depuis, elle nourrit inlassablement comme si c'était la sienne.
Le
dernier cadeau qu'elle lui a fait c'était un animal domestique, elle le
lui a confié un matin à son réveil, lui disant à l'oreille : "Regarde
comme il est joli, maintenant tu es son président".
Comme
toujours lorsqu'il est face à quelque chose de nouveau, il a sauté sur
ses petits pieds, plein d'excitation et lui a promis d'en prendre grand
soin.
Mais le petit Emmanuel ignore tout des soins à donner, uniquement élevé depuis toujours dans ceux qu'on lui donne.
L'animal
domestique était là devant lui, commençait à vaquer à ses travaux
ordinaires, à ses petites besognes quotidiennes, à aller et à venir, peu
soucieux de celui qui, là-haut, le fixait de ses yeux bleu d'azur, ses
yeux si clairs, si déments que sa tutrice avait aussi immédiatement chéris jusqu'à
la passion.
Mais, dès les premiers attendrissements
passés, le petit Emmanuel trouva très vite que tous ces actes anodins,
ces petits faits que l'animal domestique enchainait sans y penser,
faisant tourner sa minuscule existence avec régularité, toutes ces choses anciennes, anodines, connues, éprouvées, n'étaient pas
suffisantes, pas assez visibles, pas assez novatrices.
Le petit Emmanuel était une créature faite pour le défi.
Pour initier le défi, organiser le défi.
Faite pour mettre au défi tout ce qui venait à s'aventurer sous son aura immaculée.
Il
décida que son animal domestique devait radicalement se tourner dans le sens
de l'histoire, cesser enfin de s'adonner à des rituels désuets pour résolument faire face au changement.
Sans lui demander son avis, il décida donc de le dresser et de lui en inculquer les principes essentiels
Tous.
Principes
que lui, le petit Emmanuel, maitrisait depuis longtemps sur le bout des
doigts et qui lui avaient été transmis, alors qu'il était encore tout
petit, par ses oncles du Palatinat.
L'apprentissage en avait été rude mais sa tutrice veillait à ce que le petit Emmanuel ne se
relâche jamais, l'entourant d'une sollicitude sans faille, entièrement
dévouée à son ascension, à la montée de la puissance et du pouvoir de
cet enfant en qui elle sentait les signes divers d'une ambition furieuse
qui venait étancher sa propre soif de notoriété.
24/09/2022
Il faut l'avouer, les premières séances de dressage ne portèrent pas les fruits attendus.
L'animal
domestique semblait peu disponible, voire plutôt rétif à ses poussées
didactiques et le petit Emmanuel finissait souvent ses leçons de
changement épuisé, à bout de nerf, très frustré par l'absence totale de
signe apparent d'évolution.
Il remettait l'animal
domestique dans son box et allait boire son jus d'orange bio, servi avec
amour par sa protectrice à qui il ne manquait pas de se plaindre de la
rudesse, de l'incurie, de la grossièreté, de l'entêtement et tout et
tout de cet animal domestique si en-deçà des performances de ceux de ses
voisins. C'était terriblement gênant.
Lorsque le petit Emmanuel
rendait à ces derniers une visite de courtoisie, il tenait à leur faire
savoir que c'était dans les gènes de son animal domestique d'être mal
dégrossi et peu sensible à la marche pourtant inéluctable du progrès.
Il
évoquait, en de longues harangues, parfois bilingues, dont il s'était
fait une spécialité, les maux divers qui ralentissaient ses
acquisitions, les sept plaies d’Égypte lui servant souvent d'image pour
bien faire entendre à son auditoire que, malgré son zèle, malgré sa
ténacité et sa foi inébranlable en ses propres capacités rédemptrices,
s'opposait l'obstacle immense de siècles entiers d'une histoire erronée
fondée sur des valeurs de laxisme et de paresse obsolètes que son animal domestique peinait à effacer et donc, que ses auditeurs
l'entendent, ça viendrait mais il avait encore du boulot.
Le petit
Emmanuel évoquait alors, levant les avant-bras vers le ciel pour les convaincre, comment il
avait réussi à le faire marcher sur ses deux pattes avant pendant un
petit quart d'heure, comment aussi, lors des quelques moments de
rébellion qui amenèrent l'animal domestique à tenter de lui mordre le
mollet par trois fois, il avait su se montrer d'une fermeté telle, le
privant plusieurs mois d'affilée de sortie, de nourriture sans jamais
fléchir ou revenir sur sa décision, que l'animal domestique avait fini
par consentir à venir manger dans la main de ses gardes du corps.
Chaque
fois qu'un peu de progrès semblait enfin acquis, il s'empressait de
courir en informer sa tutrice qui lui donnait alors pour l'encourager un petit Ferrero Rocher qu'il dévorait sans attendre.
Mais
il voulait passer à la vitesse supérieure, élever son animal domestique
à la hauteur de celui de ses plus proches voisins qui avaient si peu de
problèmes avec la discipline et semblaient obtenir si facilement ce
qu'ils attendaient.
Le petit Emmanuel ne l'avouait pas,
sauf à demi-mots à sa tutrice lorsqu'elle posait sa tête
sur l'oreiller, mais il craignait de perdre les faveurs de ses oncles du
Palatinat si son animal domestique n'arrivait pas à assimiler les
règles et les enjeux d'une métamorphose totale qui visait, le petit
Emmanuel lui avait pourtant dit et répété, uniquement à le rendre
plus heureux, plus libre, plus tourné vers l'avenir radieux.
Il décida
donc, lors d'une nuit d'insomnie, de passer à l'étape suivante et
d'appliquer des méthodes beaucoup plus coercitives afin d'obtenir de son
animal domestique qu'il s'adapte au cours de l'histoire. Il confia son
nouveau plan à sa tutrice et celle-ci lui répondit : Je suis d'accord.
26/09/2022
27/09/2022
Le petit Emmanuel, tout en vaquant à ses occupations de président de tous cherchait les moyens les moins coûteux et les plus rapides de persuader son animal domestique de devenir enfin ce qu'il n'était pas.
Hélas les stratégies utilisées jusqu'à présent : manipulation, persuasion, encouragement, remontrance, punition ayant été assez vite épuisées et sa créativité personnelle étant plutôt orientée vers le sophisme, il s'avoua à court d'outils pédagogiques et dut se tourner vers le savoir-faire de son préfet préféré afin de bénéficier de son expérience et de ses conseils avisés en matière de redressement.
La rencontre fut discrète et brève, ce n'était pas si compliqué, il s'agissait pour le petit Emmanuel de simplement s'initier au tir.
Ce qu'il fit, avec un certain plaisir, même si le bruit et les odeurs légèrement musquées de la salle d'entraînement ne lui étaient pas familiers, il avait déjà eu l'occasion de fréquenter lors de ses nombreuses campagnes divers environnements aux effluves surprenantes et avait même, un jour de grande motivation, serré la main d'un maraîcher.
Il savait qu'en cas de contact, il lui suffisait de s'essuyer avec une des lingettes désinfectantes que sa tutrice mettait toujours dans son sac avec son goûter.
Il pratiqua donc le tir sur cible pendant quelques séances puis décida que l'heure du changement avait sonné et que la prochaine rencontre avec son animal domestique serait décisive.
Finie la rigolade. Finies les résistances aux grands projets de renouveau. Fini le besoin de se faire entendre. Finies la grogne et les revendications.
Il voulait du neuf. Un point c'est tout.
Il se sentait parfaitement soutenu dans sa détermination par ses oncles du Palatinat et par sa tutrice qui lui avait tout de même suggéré, un soir où elle avait une légère migraine, que si c'était elle tout ça aurait été bouclé depuis longtemps déjà mais bon.
Il entra donc fringant comme à son habitude dans le centre de dressage, portant fièrement en bandoulière le LBD40 prêté par son préfet préféré qui avait sauté sur une si belle occasion de s'exprimer et avait pris les devants en utilisant une fois ou deux pour le plaisir ses canons à eau sur le corps recroquevillé de l'animal domestique directement dans le box.
Bien-sûr, dès que la force des jets d'eau et leur odeur putride le clouèrent contre les parois l'animal domestique sentit que l'heure de la reprise en main intégrale avait sonné mais ignorant encore les méthodes choisies pour le modifier, il sortit de son box trempé, couvert d'hématomes mais soulagé lorsqu'il aperçut le petit Emmanuel dans l'embrasure de la porte.
Celui-ci lui sourit, ce qui le détendit un peu puis il commença à lui énoncer la liste de tous les points à modifier dans sa manière d'être, dans ses goûts, dans son système immunitaire, dans le choix de ses moyens de locomotion, dans ses abonnements internet, dans ses produits cosmétiques, dans ses heures de coucher, dans l'entretien de son véhicule, dans ses capacités de travail, etc.
L'animal domestique fit semblant de lui prêter attention, on peut dire que cette liste, il la connaissait par cœur, répétée encore et encore qu'elle lui avait été dès le premier jour de leur rencontre.
Mais peu soucieux d'atteindre ces objectifs qui, sans qu'il en dise rien, lui semblaient tous plutôt vains et complètement irrationnels, pour gagner du temps, l'animal domestique, par pure hypocrisie, avouait ignorer comment y accéder et affirmait attendre impatiemment une bonne mise à niveau de ses compétences , un peu de développement personnel et quelques directives de son président qui lui éclairerait enfin le chemin.
Donc, quand le petit Emmanuel lui demanda de courir en rond sur l'aire de dressage, il pensa quelques instants que tout allait une fois de plus se régler comme il en avait pris l'habitude.
"Cours !"
C'était un ordre clair, c'était facile.
Le petit Emmanuel était campé au centre, dans la lumière, chaussé de sa paire neuve de Weston et vêtu d'un joli blouson vert-bouteille, son Brügger & Thomet bien calé contre son torse et il leva la voix en demandant à l'animal domestique d'accélérer, ce que celui-ci fit avec beaucoup de bonne volonté.
Tournant ainsi de plus en plus vite et entendant résonner à ses oreilles qui s'agitaient dans le vent de la course les ordres se presser, lancés, de plus en plus rapprochés et de plus en plus fort, par le petit Emmanuel, l'animal domestique commença à s'essouffler et à tirer la langue tout en tentant de maintenir le rythme de sa course.
Il ne prit pas garde au changement de position du petit Emmanuel, toujours placé au centre mais agenouillé maintenant, ayant pris soin de mettre un petit carré d'étoffe sous son genou d'appui afin de ne pas salir son pantalon, tenant son ustensile tout contre son épaule et plaçant l’œil au viseur comme il avait appris à le faire lors de sa formation express.
Le choc fut si violent que l'animal domestique bascula au sol et s'y traîna quelques secondes en hurlant, la tête rejetée en arrière sous la douleur intense qu'il ressentit à l’œil droit, suivie d'une giclée de sang qui lui coula dans la gorge.
Ses cris se turent bientôt, l'animal domestique qui, depuis des siècles, avait pris l'habitude d'être rossé jusqu'à en faire une caractéristique quasi génétique, savait encaisser les coups les plus vicieux, il fut emporté à son box sur un brancard et on l'entendit seulement balbutier quelques mots inintelligibles.
Parmi le fidèle public réquisitionné pour la prestation persuasive, certains ne purent supporter ce spectacle affligeant et se tournèrent pour vomir, d'autres, qui, comme il leur avait été demandé dans le briefing matinal applaudissaient à tout rompre, notèrent que le regard bleu d'azur du petit Emmanuel s'était tout à coup mis à briller d'une étrange lueur, assez inquiétante, mais, par pure lâcheté et pour protéger leur gamelle, ils se turent tous.
Le petit Emmanuel se mit à faire de petits bonds d'allégresse sur l'aire de dressage maintenant désertée par l'animal domestique et le personnel d'entretien.
Il sautillait, il sautillait, transporté une nouvelle fois par cette démonstration de ses capacités si éclectiques à réduire par le dialogue, tout en finesse, tout ce qui s'opposait à sa volonté.
Une victoire incontestable puisqu'il n'y avait pas eu de combat.
"Rentrons-vite, je dois de suite en informer ma tutrice !"
"Je l'ai rénové ! Je l'ai rénové !" répétait le petit Emmanuel, comme pris d'une transe soudaine.
"Mon œil !" murmura l'animal domestique, balloté sur son brancard, regagnant son box nauséabond.
Il allait le perdre et sentait, plus encore que la douleur, un écœurement, les brûlures d'une trahison qui lui serraient le cœur et les tripes face à tant d'injustice et de déloyauté.
Sans plus y penser, le petit Emmanuel poursuivit ses affaires d'état, son objectif était momentanément atteint, il était maintenant le seul à voir clair.
1/10/2022
Il y eut quelques rumeurs déplaisantes mais nulle poursuite, les Organisations Défendant les Droits ayant tant d'autres chats à fouetter que le détail de cette énucléation ne leur sembla pas digne d'en faire tout un fromage à l'international.
Au fond de son box, la cicatrisation de l'animal domestique s'effectua tant bien que mal et maintenant borgne, il rentra presque totalement dans l'ordre nouveau envisagé sur le long terme et qui impliquait de sa part non seulement qu'il consente à s'appliquer au remodelage tant attendu de toute sa personne mais surtout qu'il apprenne à croire tout ce qu'on lui disait et à la fermer complètement.
Le petit Emmanuel, de banquet en réception, de galas en sommets, de toute façon avait fini par presque l'oublier.
Lorsqu'il voyageait par le monde, il n'emportait que ses discours, l'élégance de sa rhétorique suffisait à intimider ses auditoires et lui ôtait le tourment de devoir représenter qui que ce soit.
Il trouvait tellement plus confortable de présider sans avoir personne à gouverner.
Il participa à quelques diners sous le fuseau GMT -4, où il eut l'occasion de serrer dans ses bras en marque d'affection un de ses plus proches camarades lui aussi fort bien coté par les oncles du Palatinat et qui, le petit Emmanuel ne se le cachait pas, était auprès d'eux un de ses rivaux les plus craints.
Lorsque tous les chefs de file avaient eu à obéir au plus vite et au mieux aux injonctions globales contaminantes, le petit Emmanuel s'était documenté heure par heure sur la façon de son rival de ne pas solutionner les crises, il avait écouté toutes ses harangues et noté sur un petit carnet la qualité de ses contradictions et l'ampleur de sa mauvaise foi, décidé à faire beaucoup mieux. Il avait eu un moment d'admiration sincère lorsqu'on lui avait dit qu'il avait été décidé de bloquer les finances des récalcitrants, stratégie tout à fait remarquable pour calmer les ardeurs des opposants et que le petit Emmanuel s'engagea à garder sous le coude au cas où.
Mais tout n'était pas si rose, lors de leurs rencontres, leur différence de taille mettait le petit Emmanuel très mal à l'aise et il avait même, pour la photo , envisagé d'utiliser des talonnettes afin de gagner quelques centimètres, idée qu'il abandonna lorsqu'on l'informa que ce subterfuge avait déjà été utilisé par un de ses prédécesseurs dont on ne se rappelait d'ailleurs plus le nom et que des chefs d'état petits pouvaient aussi être redoutables, les exemples abondaient.
Sa tutrice prit sa tête entre ses mains très tendrement et lui dit : "Oui mais toi, tu parles anglais."
Bien sûr la sollicitude sans limite de sa tutrice avait eu son prix.
Un simple échange donnant donnant que le petit Emmanuel avait accepté sans même y penser.
Il avait été convenu entre eux qu'il ne devait accepter dans son gouvernement que des laiderons sans aucune qualité intellectuelle discernable.
Sa tutrice avait la rivalité facile sous ses dehors sereins.
Pour le convaincre d’obtempérer, elle avait développé des arguments plutôt pertinents sur l'effet miroir des femmes de pouvoir sur les meutes et sur le dangereux arrivisme de certaines femelles qu'on devait absolument juguler avant qu'il ne déborde, risquant, ce qu'il ne supporterait pas, de lui faire de l'ombre.
Elle évoqua leurs compétences dans l'art du tripatouillage favorisé par des siècles de pratique de la manipulation secrète et des tirages de ficelles effectués derrière les rideaux et sur les oreillers .
Elle savait ce dont elle parlait.
Pourtant, contrairement à ce que sa tutrice pouvait craindre, le petit Emmanuel ne regardait pas les femmes.
Il n'avait besoin que d'un sein chaud où se blottir lorsque l'exercice du pouvoir ne le protégeait plus contre les coups-bas et les mauvais sondages et de quelqu'un à ses côtés qui lui rappelle ses rendez-vous, le guide dans le choix de ses vêtements et le conseille sur certaines affaires délicates.
A tout cela, sa tutrice s'entendait à merveille.
Afin de respecter le seul engagement qu'il se fit jamais un devoir d'honorer, dès son arrivée à la présidence, le petit Emmanuel chargea donc quelques-uns de ses collaborateurs d'aller lui chercher quelques spécimens qui permettraient d'être à jour avec les quotas sans avoir de réelle influence sur la formulation et l'application de toutes ses directives.
Sortirent alors de nulle part des hordes d'insignifiantes se ressemblant plus ou moins, toutes regardant le monde avec des pupilles vides derrière leurs lunettes, qui furent promues ici et là dans quelques-uns des ministères et des bureaux où elles furent enivrées par les sensations que procure l'exercice de tout pouvoir puis prises d'extase en étant informées de toutes les faveurs que leur nouveau statut leur octroyait.
Ce n'était pas aussi jubilatoire lorsqu'il s'agissait de développer leurs choix politiques sur les plateaux et de rendre des comptes en matière d'économie d'énergie, de projet de société équitable et vaguement collectiviste, de mesures de sécurité sanitaire, éducative, financière etc.
Les questions de certains estafiers, pourtant consciencieusement révisées en coulisse, les laissaient pantoises par leurs exigences de précisions dans la maîtrise des dossiers et nécessitaient de leur part un art consommé du paralogisme qu'elles ne maîtrisaient pas non plus.
Nul séminaire, nulle formation n'avaient été organisés pour les préparer à ces épreuves et leurs compétences s'arrêtaient à la rapidité de la frappe sur leur clavier et à une relative ponctualité. Elles disparaitraient de toute façon des écrans et des mémoires comme elles y étaient venues et surtout, on pouvait compter sur les insuffisances encore plus grandes et la faculté d'amnésie sans fond de l'animal domestique pour ne pas devoir se formaliser des limites cognitives du monde politique, pourtant si ostensibles, et glisser sur la platitude des écrans sans broncher à d'autres scandales beaucoup plus excitants.
Ces pauvres créatures n'étaient d'ailleurs, ceci aurait dû les rassurer, pas moins efficaces dans l'aberration que bien d'autres membres du gouvernement, sans doute possible, ils l'avaient prouvé, masculins, en place simplement depuis plus longtemps et qui avaient donc, eux, eu plus de temps pour complètement parler pour ne rien dire sans que rien n'y paraisse.
Cependant, malgré la quantité étonnement importante d'interventions frôlant l'absurde, malgré les bévues, les démentis et le spectacle assez pitoyable de leur incurie dans des domaines si explosifs qu'ils pouvaient, à être traités à la légère, générer des catastrophes aux conséquences irréversibles, on fut étonné dans les sphères du peu de réaction de l'auditoire, allant jusqu'à soupçonner un complet abandon par l'animal domestique de l’intérêt porté à sa propre survie.
"Mais est-il devenu trop con pour s'apercevoir à quel point nous le sommes nous-mêmes ?" entendait-on régulièrement dans les couloirs des divers palais.
"Oui, sûrement."
Cette apathie de l'animal domestique face à l'impéritie venait du simple fait qu'au cours des dernières décennies, il avait été lui-même pris dans la dégradation progressive de tout discours politique un peu complexe, un peu visionnaire, privé dans le même temps de tout argumentaire un peu chiadé et qu'au-delà de dix mots à assimiler ou à produire, il plongeait dans un état de stupeur.
Il n'avait jamais rien connu d'autre que l'inconstance et tout cela comme le reste de toute façon, dans l'état de profonde dépression qui l'habitait nuit et jour et qu'on lui intimait de positiver, n'avait plus d'importance.
Toujours reclus dans l'obscurité de son box, l'animal domestique se languissait.
On lui avait permis l'accès à quelques romans ayant remporté des médailles, romans dont il avait arraché les pages une à une sans pouvoir les lire et dont il avait fait, par souci d'économie, un usage sanitaire.
Il se languissait oui, il se morfondait, se décomposait, s'abêtissait sans y prêter attention chaque jour d'avantage, réduit pour se changer les idées et les oublier, à regarder en boucle quelques séries transatlantiques dont il connaissait déjà toute l'intrigue, à consulter les divers taux des propositions de crédits renouvelables en ligne, à lire son horoscope, à signer des pétitions : pour une accélération des mesures d'expulsion, pour un arrêt immédiat des mesures d'expulsion, contre les travaux qui menacent la départementale 79, contre le transfert des panneaux d'affichage de la gare de Montluçon, pour l'interdiction de la consommation de topinambours ogm, pour un grand débat national sur la nouvelle cosmologie, entre autres, et, plus grave s'il en était, sincèrement convaincu maintenant que là était le vrai pouvoir et la liberté d'expression, réduit à se faire de plus en plus passionnément juge et partie, commentant nuit et jour sept jours sur sept, disparaissant de plus en plus profondément dans le droit qu'il exerçait sans mollir de donner son avis sur toutes les prestations des créatures grouillant sur son écran.
Tout, dans ce petite monde coloré qui parlait si fort et usait d'une dialectique assez simple, lui était devenu, perdu qu'il était au fond de son ennui mortel, presque aussi cher que ses propres proches qui étaient, comme lui, absorbés par les vies se déroulant devant leurs yeux un peu rougis par la lumière bleue, en une sorte d'intimité exaltée qui donnait un peu de brio à leur existence.
Il s'entendait donner son appui inconditionnel à des intervenants complètement inconnus, s'échauffer pour des querelles autour de la répartition des biens dans des divorces, suggérer la mise au bûcher amplement méritée pour des experts par trop déviants, s'adonner sans frein à des passions intimes déballées devant lui, sexe et tout, sa vie en dépendait, sa vie en dépendait, qui le faisaient pousser des sortes de glapissements dont il entendait l'écho résonner comme dans son propre caveau.
Tout se mélangeait dans sa pauvre tête, les hommes politiques, les femmes députées, les stars du cinéma, les vedettes de la chanson, vivantes ou disparues, les présidents des clubs philatélistes, les boxeurs professionnels, les enfants, leurs parents, les animaux, les femmes, les hommes, d'ici et d'ailleurs.
On le lui répétait quotidiennement en venant lui passer sa pitance à travers ses barreaux. Et on ajoutait pour le rassurer que tout ce qu'on lui faisait l'était uniquement au nom de l'amour.
Et c'était vrai, ça, ça le rassurait.
L'amour, l'amour, en fait il n'avait jamais autant employé ce terme merveilleux que depuis qu'on lui avait arraché un œil. Quelque chose s'était brusquement éclairé alors et sans dire un seul mot, sans s'opposer, parce qu'il avait enfin compris ce qu'était la reconstruction positivante, il avait accepté que le petit Emmanuel mette sous écoute toute sa vie, de ses battements de cœur à sa pression artérielle, en passant par la fréquence de ses rapports sexuels et de ses pensées xénophobes.
La garde nationale l'avait fait sortir quelques instants de son box, et après le deux-mille-cinq-cent quarantième discours du petit Emmanuel lui décrivant ce à quoi il devait s'attendre dans les mois qui venaient et comme l'amour jaillirait en lui sous l'influence de toute cette positivité, on lui avait greffé çà et là quelques puces.
Indolore, c'est ce que le petit Emmanuel lui avait dit, l'animal domestique n'avait rien à craindre, il venait à lui dans une consultation destinée à faire reluire sa plate-forme afin que s'ouvrent une forme de chantier délocalisé et d'enquête multipartite à laquelle tous devraient participer dans la joie, qu'il n'ait rien à craindre ni à espérer, nous allons vers plus de privation et de bien-être collectif, participer, participer c'était la clef, faites-moi un peu confiance, je suis socialiste.
La vie magnifique des autres, là derrière les écrans, sur laquelle il pouvait s'extasier ou cracher toute la bile accumulée depuis des lustres, était tellement plus stimulante, pesait tellement plus lourd que la sienne. La sienne, il n'en savait plus grand chose et c'était très bien.
L'animal domestique n'avait plus de questions à poser sur sa propre existence ni sur quoi que ce soit le concernant, plus de remarques à faire, plus de doute à émettre , il était libéré, déstructuré, déconstruit, émancipé jusqu'au trognon, enfin.
Il pouvait participer à n'importe quel grand débat interactif sur la réorganisation des principes fondamentaux de l'équité, ou pas, répondre avec docilité à des grandes consultations nationales, c'était tout pareil, il était devenu transparent à lui-même, tant qu'il ne pouvait plus que hurler ou éclater en sanglots mais sans plus savoir pour quoi ni pour qui.
Le petit Emmanuel, occupé à maintenir son teint hâlé et à bâtir ensemble n'avait pas pris le temps de prêter attention à la lente liquéfaction de son animal domestique, ni consulté ses groupes de pression et ses cabinets de conseil pour envisager des solutions consensuelles à ce malaise. Après tout, il n'était pas socialiste.
Depuis quelque temps circulait à bas-bruit une rumeur, d'aucuns osaient dire un constat, que, évidemment, immobilisés qu'ils étaient tous dans la grande ronde de la séduction, personne ne souhaitait dévoiler au principal intéressé.
Le petit Emmanuel changeait.
On l'avait plusieurs fois surpris se haranguant lui-même, marchant de long en large dans les diverses pièces vides de son palais, se levant brusquement pendant les repas et s'approchant de son invité de marque le serrer dans ses bras en commençant à dégoiser à son oreille, la plupart du temps sur des sujets qui restaient complètement obscurs quant à leur pertinence lors d'une visite diplomatique mais que tout le monde commentait en oscillant de la tête afin de n'introduire aucune contrariété, comme il avait été prescrit dès leur arrivée par les majordomes dans le hall lorsqu'ils avaient déposé leur téléphone et leur manteau.
Il semblait aussi avoir perdu toute notion de modulations de sa voix et parlait du matin au soir sur un ton de plus en plus haut-perché, épuisant pour son audience qui, là non plus, ne manifestait aucune réaction, même si parfois sa tutrice était tenue de mettre discrètement sous son brushing parfait son casque anti-bruit lorsqu'elle devait passer plus d'une demi-heure à ses côtés.
Plus inquiétante était l'apparition d'une étrange lueur qu'on avait vu surgir dans ses prunelles qui, non seulement avaient changé de couleur, devenant bleu dragée, mais lançaient des sortes d'éclairs par intermittence, ce qui exigeait de l'audience, pour ne pas se voir électrocutée, une vigilance de tous les instants et une capacité d'anticipation des décharges exténuante.
Il s'interrompait de plus en plus souvent pendant les diverses réunions de ses deux-cent-quatre cabinets et fixant au hasard un membre de son public de son regard fluorescent, lui demandait en tapant du poing sur la table : "Qu'est-ce que je viens de dire ?"
Tout le monde appréhendait ces moments.
Ce qui leur ramenait cependant un peu de cœur à l'ouvrage c'est qu'on savait que si l'un d'entre eux se trouvait jamais dans une situation pénalement indigeste pour quelque exaction ou autre forfait : agressions sexuelles, violences en tous genres, pots de vin, conflit d'intérêts etc. le petit Emmanuel ferait tout son possible, c'est à dire tout tout court pour le protéger et le garder près de lui, ce qui, comme ils avaient tous quelque chose à se reprocher, leur donnait tout de même du courage lorsqu'il s'agissait de le supporter en silence pendant des heures durant.
Pourtant malgré cet apparent consensus dans le mutisme, sa tutrice qui demeurait la seule à pouvoir encore lui adresser la parole sans blêmir, dut se résoudre à mener avec lui un entretien.
Elle profita d'un des rares moments où il était détendu, après sa séance d'UV hebdomadaire, pour mettre ces sujets délicats concernant son attitude sur la table, à côté de la tasse de chocolat chaud qu'elle avait elle-même préparée.
Elle mentionna donc tous ces changements, réduisant bien-sûr leur importance en les attribuant à son emploi du temps surchargé et au poids des responsabilités qui lui pesait sur les épaules journellement.
Le petit Emmanuel ne comprit pas du tout où elle voulait en venir. "Je ne comprends pas du tout où tu veux en venir ! J'assume. J'assume !" lui répondit-il.
Évidemment il assumait, cela ne faisait aucun doute, mais ne craignait-il pas que sa santé pâtisse de tous ces chantiers et de ces nouvelles méthodes auxquels nul n'était encore habitué et dont il était le seul à comprendre les tenants et les aboutissants ?
Il haussa les épaules et levant les yeux vers l'horizon lointain, répondit, comme se parlant à lui-même : "Je ne crains rien, je suis démocrate-chrétien."
24/12/2022
Malgré les audits quasi quotidiens qu'il effectuait lui-même sur sa personne, mesurant dans les commentaires critiques de ses subordonnés, toujours positifs, l'impact historique de son passage dans la sphère : popularité interne et surtout externe, charisme, esprit d'entreprise, dynamisme, inventivité, qualité du réformisme, le petit Emmanuel manquait de quelque chose.
Le point sensible à cet égard était son ignorance, voire d'aucuns, rares, disaient parfois entre deux portes, son aveuglement, sur l'adéquation.
Le petit Emmanuel n'était jamais adéquat.
Il embrassait trop vite, souriait trop fort, se levait quand tous restaient assis, assumait des faits advenus dans d'autres temps, ne démordait jamais de rien, hurlait avec ferveur au moment des minutes de silence, faisait du shopping en sneakers hors de prix les jours de grand deuil national, parlait comme à des enfants aux chefs d'états subsahariens exaspérés par son arrogance, gesticulait en se déshabillant pour tenter de montrer son soutien à ce qu'il imaginait de la grandeur française en acte, comme un ballon gonflé à l'hélium flottant dans une atmosphère désertique, il dominait la scène mais ne sentait jamais à quel moment ni comment y intervenir.
Personne ne lui avait appris d'ailleurs, on peut donc difficilement le lui reprocher.
Ce qui pouvait aux yeux de certains passer pour une forme d'engagement dans l'hypermodernité n'était au fond qu'un cruel manque de connaissance des règles de la bienséance. Et comme nul ne se sentait le courage de le remettre à sa place, c'est à dire de lui ouvrir les yeux sur le bon ton, la patience, l'élégance, la discrétion, la pondération, l'humilité, et toutes ces qualités nécessaires à rendre n'importe quel individu à peu près humain, il continuait de croire en lui nuit et jour mais ne savait pas en quoi croire, soutenu en ceci par sa tutrice qui, elle non plus, ne maîtrisait pas pleinement les codes d'usage et faisait de son mieux.
Il caressait l'illusion de n'avoir qu'à s'agiter, qu'à parler fort des heures durant, qu'à décider de filer vers le sud ou vers l'est dans son petit avion supersonique afin de se présenter aux divers oligarques qui lui faisaient de l'ombre et leur dire leurs quatre vérités pour devenir une pièce maîtresse du grand et cruel échiquier international et on ne peut l'accuser d'aucun dilettantisme, il voulait de toute bonne foi représenter quelque chose, c'est sûr, mais il ne savait pas quoi et ça compliquait sa vie politique et personnelle.
On murmure que cette méconnaissance et cette impuissance à savoir au nom de quoi il exerçait sa fonction lui pesaient parfois si lourdement, surtout le soir, qu'il avait même été amené à se réfugier contre l'épaule de sa tutrice en lui demandant : "S'il te plaît, dis-moi qui je suis..."
Embarrassée pour répondre, car il faut bien avouer qu'elle-même, malgré toutes ces décennies à le modeler, à l'adapter, à le stimuler, à le suivre et à le devancer vers son apogée n'en savait pas vraiment grand-chose, elle avait immédiatement été chercher un Lexomil dans la pharmacie et en le lui posant sur la langue, elle lui avait dit : "Laisse le fondre, c'est plus efficace que de l'avaler."
28/02/2023
Tout essoufflé par sa course dans les longs couloirs du palais, suivi sur sa droite et sa gauche par les gardes du corps qui veillaient constamment, c'est à dire jour et nuit, sur sa personne, le petit Emmanuel entra brusquement dans la pièce des apprêts où sa tutrice se faisait refaire le portrait.
Elle était allongée sur un divan de velours aubergine, son torse enveloppé de grands oreillers en laine d'alpaga albinos et, un masque au camélia sub-saharien lui couvrant les yeux, elle tendait ses mains à la manucure. D'abord les cuticules, c'était fait, puis le limage qui était en cours et la pose du vernis, dernière étape à laquelle elle consacrait généralement une bonne heure et demie.
Sa tutrice sursauta en entendant le petit Emmanuel pénétrer sans même frapper dans son cabinet, enleva son masque en vérifiant si il avait cette fois songé à laisser les gardes du corps à l'extérieur puis, se redressant après avoir signifié d'une geste à sa manucure qu'elle pouvait prendre sa pause, demanda : "Ôte ton gilet pare-balle et assieds-toi. Que me veux-tu ?"
Le petit Emmanuel de toute évidence était dans un état d'excitation qu'elle connaissait bien mais qu'elle redoutait toujours : le moment des grandes décisions péremptoires, des caprices réformateurs, des comptes à régler ou des vengeances à assouvir.
Cependant avant d'intervenir, elle lui proposa de prendre le temps de se calmer en sirotant un thé japonais extrêmement rare qu'elle venait de recevoir puis prenant son pouls d'une main tendre, lui dit d'une voix réconfortante : "Bois par petites gorgées".
Les mains du petit Emmanuel tremblaient en portant à ses lèvres la tasse de Kabuze de Kobahiashi mais il reprenait progressivement son souffle, sa tutrice lui lâcha le poignet et lui dit : "Je suis tout ouïe".
"Je vais partir en guerre et une fois que j'aurai vaincu, je deviendrai Grand maître du Palatinat. J'y ai droit !"
"Bien-sûr, bien-sûr, acquiesça sa tutrice, tu y as parfaitement droit mais contre qui veux-tu partir en guerre ?"
Le petit Emmanuel la dévisagea, un peu surpris par sa question et par le manque de présence d'esprit qu'elle trahissait quant à la situation internationale. Il soupira légèrement, songeant sans lui en dire mot aux hautes compétences de la Tatie teutonne qui, elle, n'aurait jamais fait un commentaire aussi déplacé.
"Mais enfin, enfin, contre l'Homme des Steppes !" répondit-il du ton nasillard et contrit qui lui permettait en toutes circonstances de cacher quelque peu son mépris et son exaspération.
"Tu ne te souviens donc pas ?" ne put-il s'empêcher de lui demander. "Tu ne te rappelles donc pas comme il m'a traité alors que je tentais de le ramener à la raison ?"
Sa tutrice s'en souvenait, évidemment.
Il avait fallu faire intervenir une cellule de soutien psychologique d'urgence après cet épisode fâcheux et le petit Emmanuel de retour au Palais après sa visite, avait exigé qu'on lui fabrique une table ovale de trente-cinq mètres de diamètre, en marbre de Ruskeala, pour s'entretenir dorénavant avec ses homologues, ce qui avait été fait immédiatement et avait pour un temps permis de fléchir sa rancœur et son dépit.
"Je vais lui montrer qui je suis, commença-t-il à crier, je vais l'anéantir."
"Bien-sûr, bien-sûr" acquiesça sa tutrice, qui savait qu'il était impossible de le dissuader lorsqu'il était comme maintenant à deux doigts de prendre une décision catastrophique.
"De toute façon, se dit-elle, basculant légèrement sur son divan de velours aubergine, après tout, ces histoires de guerre, ce n'est pas mon boulot, je veux bien organiser les banquets et les sauteries diverses pour tes collègues mais je ne comprends rien à la politique internationale, ça change tout le temps."
Étant, à cause des moustiques et des serpents, restée à Paris pendant ses différents voyages sur le continent africain, elle n'avait que vaguement eu vent des succès diplomatiques nombreux du petit Emmanuel et imaginait qu'il savait ce qu'il faisait, après tout, il était Président.
Et il le répétait à qui voulait l'entendre : "Je suis Président, je suis Président".
La Tatie teutonne en charge de toutes les guerres l'avait encouragé, ils en avaient parlé et il lui avait promis de la soutenir si elle le soutenait.
07/04/2023
11/06/2024
Le petit Emmanuel entra dans l’alcôve comme une bombe.
"Ma tutrice, hurla-t-il, ma tutrice, pourquoi ne m'aiment-ils donc plus ?"
Et c'était une remarque parfaitement justifiée, personne ne l'aimait, même parmi ses anciens camarades de jeu il faut reconnaître qu'on pouvait observer depuis quelques temps une baisse d'enthousiasme qui se manifestait par certains bâillements lors de ses allocutions ou par un manque d'entrain lors des séances obligatoires pluri-quotidiennes d'applaudissements.
Tous cependant s'accrochaient à leurs prérogatives comme les moules au rocher du pouvoir et de ses falbalas et donc tous développaient des stratégies de plus en plus subtiles pour continuer malgré l'ennui à bénéficier de ses largesses.
Excepté, bien-sûr, sa tutrice qui, elle, demeurait fidèle à elle-même dans son isoloir, essayant et réessayant ses robes, commandant et recommandant des centaines de couverts en argent, tentant d'aménager des soirées dignes des grandes heures de la monarchie absolue et de ses éclats.
Elle aurait dû être reine. C'est tout. Elle s'évertuait à le prouver jour après jour, souriant et souriant encore de toutes ses dents à chaque commémoration, à chaque remise de médaille, totalement identifiée à son rôle. Elle sollicitait l'attention de quelques-unes de ses collègues à l'international, parfois assez maladroite dans la maîtrise du protocole mais si créative dans les modalités originales de ses réceptions qu'on lui pardonnait presque ses impairs. Après tout, n'était-elle pas seulement une parvenue, un exemple de l’ascenseur social aménagé pour certains de ses enfants par la république et qui, une fois pris, ne redescendait jamais si on savait se faire des relations et sur quelle touche appuyer pour rester dans la cabine.
Il y avait cependant eu quelques indices avant-coureurs de la déliquescence de l'audimat mais cela faisait partie du jeu et le petit Emmanuel de toute façon, était incapable de percevoir aucun signe donné par quelqu'un d'autre que lui-même. Tout allait au mieux. Jusqu'à ce récent retour, si cruel, de manivelle qu'ils avaient pris tous deux en pleine face, prêts à faire leurs valises pour émigrer vers les Iles Caïman en cas d'insurrection et se pinçant l'un l'autre pour se persuader que la messe était peut-être dite et qu'il allait falloir chercher des lieux d'exercice hors du territoire hexagonal.
Le petit Emmanuel continuait pourtant aux yeux de sa tutrice à faire bel effet : "Quel merveilleux rhéteur, quel sophiste débridé !" disait-elle à sa manucure, grignotant quelques petits macarons tout en repassant en boucle sur son ordinateur portable sa treizième déclaration hebdomadaire, celle où il portait son si joli costume bleu nuit et où les maquilleuses avaient vraiment fait des miracles pour lui donner le teint frais.
"C'est curieux tout de même, poursuivait-elle, qu'il n'ait pas encore fait l'objet d'une tentative d'assassinat, il est impliqué, téméraire, décidé à escalader encore un peu les marches du népotisme, celles de l'oligarchie, de la tyrannie évidemment si besoin et toutes les autres, en se montrant, en plus d'être un diplomate visionnaire, un chef de guerre accompli !"
Il lui avait confié, un soir, en sirotant un bourbon prestigieux à la santé de ses oncles d'Amérique, qu'il adorerait quitter la scène publique locale en fanfare, au roulement des tambours des grandes catastrophes planétaires dont il avait la prérogative et il ajouta pendant qu'elle l'embrassait sur le front, qu'il se sentait l'âme d'un Alexandre le grand post-moderne. Elle était entièrement d'accord.
Bien-sûr, l'histoire étant toujours ingrate avec les leaders charismatiques lorsque la vérité sort enfin laborieusement du trou, tous deux ignoraient encore qu'ils resteraient dans les annales comme le couple présidentiel le plus haï de toutes les républiques depuis la première.
Ils l'ignoraient parce qu'ils travaillaient main dans la main, sous l'œil sagace de leur tatie du Palatinat pour l'avènement du changement et que le petit Emmanuel n'avait comme seul projet politique que la ferme intention de devenir le chef de ce changement à l'échelle mondiale et même plus loin.
Dans le mouvement incessant de leur ascension vertigineuse, balisée de décisions aberrantes, de ruines à peine identifiables et de déclarations inintelligibles, qui laissait comme une odeur de sulfate derrière elle, ils n'avaient pas le temps ni la force de regarder autour d'eux, enclos qu'ils étaient dans la forteresse de leurs fantasmes devenus réalité et dans la griserie que procure le pouvoir, son exercice et surtout ses abus, griserie toujours renouvelée à chaque choix décisif impliquant les reprises en main, la conservation relative ou plus simplement la totale disparition de tous ses administrés auxquels, quoi qu'il arrive, il survivrait de toute façon.
Il était protégé, en sus des cabinets anglo-saxons et des négociants de couteaux suisses complètement globaux qui le guidaient, par sa légende locale soigneusement entretenue, le matraquage de ses portraits dans tous les magasines d'état, de dos, de face, de profil, les descriptions hebdomadaires des différents atours de sa tutrice, sa biographie tout imprégnée de son excellence et des limites inatteignables de son intelligence exceptionnelle.
On avait pris l'habitude de croire que lorsqu'on ne comprenait pas bien la logique de ce qu'il décidait, et il décidait sans arrêt, qu'une certaine toute-puissance machiavélique l'animait, le considérant comme une pointure de subtilité stratégique et d'anticipation habitée par des démons manipulateurs.
C'était tout à fait faux. A l'image de tous les débris de matière grise dont il avait fait sa spécialité de s'entourer, le petit Emmanuel était simplement un peu bête, au sens où rien de ce qu'il disait, imposait, assurait, promettait, n'était vraiment issu de sa propre réflexion ni de son génie politique mais lui était envoyé comme consigne par textos.
Rien de ses tocades n'était inscrit dans une anticipation des enjeux, à part celle de mettre au mieux le bordel le plus complet, dans une perspective à moyen ou long terme.
Sous sa calotte crânienne ne bouillonnait aucun autre projet que sa maintenance en haut-lieu, de plus en plus haut même si le lieu lui-même était encore assez peu délimité et si il ne savait toujours pas qui et surtout quoi il était supposé y promouvoir à part lui-même.
Dans ce vide abyssal où il errait et où son unique capacité était celle d'offrir en cascade plein de passages à l'acte incongrus qu'il cherchait à faire valoir comme du courage politique, sa seule arme était ce qu'il savait dire, et il le disait, exigeant d'être vu et revu et re.revu par son patronat, par sa patrie, par son peuple, par ses vassaux et ses ennemis, par les étrangers, les vieux, les agonisants, par les adolescents, les minorités, les laboureurs et leurs enfants, les habitants de Vézon la romaine, ceux du quartier Tabarre à Port au prince, tout ce monde flou pour lui mais tellement éducable qu'il menait depuis des années de son pas ferme vers leur transfiguration positive.
Immunisé aux conséquences, n'ayant que son verbiage pour se donner du corps et fixant la ligne bleue ultra-vosgienne à l'horizon, il leur offrait avec générosité le flux incessant de sa logorrhée bénie des dieux du marché, érigée au cours de toutes ces années en une forme de délire monomaniaque et que quiconque écoutant un tant soit peu ne pouvait qu'entendre résonner comme une conque.
11/06/2024
"Est-ce qu'on m'a bien vu ? " demanda le petit Emmanuel à sa tutrice, à peine assis dans les sièges confortables de l'avion spécialement affrété pour le survol de l'océan Atlantique qui les ramenait au bercail.
Elle se contenta de lui sourire d'un air compatissant.
Sa prestation en effet l'avait en partie déçue, la vedette lui ayant très clairement été volée par son grand-oncle du Palatinat qui avait attiré à lui tous les regards par sa performance rhétorique exaltée.
Elle soupira, se demandant en silence si elle n'avait pas choisi le mauvais cheval, trop impulsif, trop nerveux, et si elle n'aurait pas été plus à sa place comme Première dame de la nation la plus exceptionnelle du monde. Le terme si poétique de "Première dame" lui-même lui arracha un léger geignement mais elle baissa la tête, remis en place du bout des doigts sa perruque et offrit un Kinder bueno au petit Emmanuel qui jouait à sa Nitando en poussant de petits cris d'excitation.
"Je hais la politique intérieure, lui dit-il la bouche pleine, je hais les constitutions, je hais les ministères, les assemblées, je hais la présidence de ce pays, je vais demander à en changer, je veux devenir Prince du Lichtenstein."
Les derniers temps, ce pays qu'il présidait encore un peu mais dont il avait souvent du mal à se rappeler le nom, avait en effet été une source de grande amertume et il s'était résigné, avec l'appui de sa tutrice, à mettre sa main au feu.
"Je vais tous les faire sauter !" s' était-il écrié un matin en sortant de son lit.
"Je les hais, je les hais, je les hais !!!"
"Je vais les dissoudre, un par un, tous ensemble, je vais rebâtir un nouveau palais ailleurs, dans une contrée plus belle, plus riche, plus civilisée et qui parle anglais."
Tout le monde, animaux domestiques compris, avait crié à l'imposture face à cette décision prise si rapidement, si brutalement et dans laquelle personne ne voyait la moindre once de logique politique. Il les avait tous rassurés en leur disant qu'ils avaient tout leur temps mais qu'il y avait urgence.
En plongeant son regard bleu-nuit dans l'épaisseur des nuages, il pensait à tous ceux qu'il allait devoir retrouver une fois son palais regagné, il pensait aux interminables couloirs, aux heures d'inactivité qui le plongeaient dans un ennui profond dont il ne pouvait s'extraire qu'en usant de son tonifiant favori. Il pensait à la foule de ses ministres, à tous ceux qui tapaient aux portes avec leurs petits poings afin de prendre sa place.
Il avait appris chaque détail des trahisons multiples qui touchaient les rangs déjà fragiles de sa coterie. Il avait trouvé tout ça extraordinaire d'intelligence tacticienne. "Je n'aurais pas fait mieux !"
" Bon débarras, je les garde donc tous !"
Il comparait cette meute à l'ordre digne et si impressionnant de ses vingt-neuf compères du Palatinat, avec leurs costumes si bien taillés, avec leur impassibilité, leur cynisme et leur détermination à en finir une fois pour toute avec le monde vivant. "Voilà, voilà, tutrice, ce sont des hommes, des vrais, se révoltait-il, as-tu vu comme le directeur du Palatinat est grand, élégant, comme il est compétent ? Je vais lui demander de me rejoindre au gouvernement et je le nommerai Ministre des anciens combattants"
Sa tutrice, le sentant à cran, n'osa pas le contredire en lui apprenant que ce ministère avait, comme tous les autres, été renommé, et elle se dit que, de toute façon, dans le contexte actuel, il serait de bon aloi de le renommer de nouveau.
"Comment hésiter, comment souhaiter revenir dans ce pays où tout a été détruit et où je n'ai plus rien à me mettre sous la dent question carrière, inaptitudes en tous genres et démagogie ?"
C'était trop.
C'était insupportable !
C'était injuste, injuste, injuste !
"Je devais être le chef en chef du monde ! Ils me l'avaient promis si je démantelais tout proprement ! Je l'ai fait, je l'ai fait ! J'ai tout détruit, liquidé, j'ai ôté jusqu'à la dernière bouffée de conscience morale de leurs esprits vénaux et regarde le résultat ? On me demande de quitter la scène, de me faire oublier !"
Le Petit Emmanuel, caché dans le grenier de sa résidence d'été du Port de Briançon observait les divers tripatouillages qui s'effectuaient en pleine lumière, cuisine dont jusqu'alors il était persuadé avoir l'exclusivité, une sorte de spécialité, de talent, de don inné pourrait-on dire !
Eh bien non, il voyait douloureusement la réalité de ce qui continuait de s'effectuer sans lui, en mieux en fait, comme si tout son labeur, toutes ses heures consacrées à maintenir le niveau de puanteur à un seuil stable de nuisance, un travail quotidien, exigeant une maîtrise de la duplicité parfaite n'avaient servi à rien.
Comme si il avait été le simple jouet d'une machine fonctionnant en autonomie et nourrissant les velléités de pouvoir et les prérogatives de tous les pourris, les véreux, les corrompus, les serviles sans même avoir besoin d'aucune figure de marque pour la guider dans la bonne direction.
Il en pleurait de désappointement !
"Regarde ma tutrice ! Regarde comme ils ne comprennent rien au système de la représentativité ! Regarde comme ils ne la prennent plus que comme une affaire de personnes, regarde comme ils ont installé un immonde esprit sectaire dans tous les couloirs de nos belles institutions, regarde ma tutrice comme ils ont vite appris à évacuer toute forme d'honneur et de dignité, toute intelligence du monde politique ! Je n'aurais pas fait mieux, tu le sais ! Je suis dépassé par cette pègre sans gratitude !"
Et il pleurait, et il pleurait.
Chaque nouvelle de sa capitale était pour son orgueil un nouveau choc à encaisser.
"Ils ont réélu cette affreuse qui me répond comme directrice des débats !"
Et c'était vrai, tous en chœur ils avaient reconduits au siège près ce qu'ils s'étaient fait un devoir d'éliminer à chacune de leur prise de parole sur la platitude des écrans mais ça n'avait plus d'importance.
Le coup le plus insupportable pour lui avait été la nomination pour l'éternité de sa tatie teutonne, nomination sur un programme sans surprise de destruction absolue de fuite en avant guerroyante et d'asservissement de tout ce qui dépassait.
On connait le goût pour l'ordre de ces gens d'Outre-Rhin !
Sa tutrice ne put s'empêcher de lui rafraîchir la mémoire : "Mais mon chéri, (Lorsqu'elle l'appelait "mon chéri", une sérieuse mise au point suivait généralement.) Mon chéri, tu sais pourtant comment ça marche, là-bas chez les Belgae, il suffit de leur offrir quelques places gratuites à Euro-Disney pour qu'ils vous mangent dans la main ! Tu sais aussi comme ta tatie teutonne excelle dans la distribution de pot-de-vin, tout ça ne devrait pas te surprendre !"
Le petit Emmanuel sentait bien que l'affaire européenne lui échappait, à lui qui avait tant misé et œuvré et prié pour en faire un immense pays unique et grandiose avec ses merveilleuses six-cent-vingt-quatre régions toutes diverses et incluses dirigées de main de maître par une équipe de technocrates augmentés.
Il enrageait, ayant tant espéré pouvoir créer cette armée genre napoléonienne mais en plus postmoderne !
Et surtout, surtout, en devenir le Chef, le Chef des armées de l'anéantissement !
Le regard perdu au loin sur l'horizon, il soupirait encore et encore.
"Comment faites-vous pour le persuader de rester dans la course ?" lui demanda-t-elle.
"Mais la situation est totally different !" lui avait répondu, assez sèchement, son homologue transatlantique. "He is complètement sénile, il fait ce qu'on lui dit même si il ne sait pas ce qu'il fait !"
La tutrice raccrocha, dépitée par le manque d'empathie et par le niveau d'indifférence à la misère humaine du monde politique en général mais elle ne se découragea pas et approchant du petit Emmanuel encore perdu dans ses rêveries désabusées lui dit : "Écoute, reprends-toi, ce n'est pas ta première dépression isn't it? N'oublie-pas que tu as encore deux bonnes années pour faire n'importe quoi et tous les emmerder ! Allez mets ton joli blouson et ta casquette, sortons nous faire reluire, je t'offre une glace !"
Le petit Emmanuel en était devenu tout vibrant d'exaspération.
"De quoi ?"
Ses conseillers lui avaient distillé les nouvelles une à une à voix basse et sincèrement, il n'en croyait rien.
"De quoi ?"
Pourtant si, pourtant si, ça n'avait pas vraiment plu à la surface du globe.
Et de lui fournir quantité de brochures, d'extraits de podcasts en Birman, en Cornique, en Basque, des quantités de gros titres, venus de divers angles du monde, Asie, Afrique et tout le tremblement qui montraient, puisque c'était nécessaire, que l'ensemble de la planète était plutôt refroidi par ce que le petit Emmanuel longuement muri et anticipé comme le spectacle le plus incontestablement parisien, le plus foutrement innovant de tous les spectacles depuis le début des temps.
Il en connaissait toutes les étapes par cœur, ayant lui même planché sur chacun des thèmes, chacune des interventions et non, vraiment il ne voyait pas ce qui pouvait les défriser là-dedans.
C'était novateur, novateur et novateur.
C'était complètement inclusif.
De toute façon, qu'ils se la mettent tous où ils voulaient, c'était ces gabegies de travestissement qui l'excitaient et il avait bien précisé au petit factotum que rien de la norme si ennuyeuse et de l'histoire si hétéronormée de ce pays dont il ne se souvenait plus du nom, qui avaient été en vigueur depuis beaucoup trop longtemps ne devait être perceptible.
Le petit Emmanuel en faisait une affaire personnelle, comme tout ce qu'il décidait jour après jour, et il avait décidé de transformer cette cérémonie, un peu coûteuse, il en convenait, mais on a rien sans rien, en hommage à sa tutrice bien-aimée.
Le petit Emmanuel ne voyait jamais au-delà de la sphère révolutionnaire du changement, sphère somme toute assez restreinte, de ceux qu'il avait choisi et dans les banquets et les festivités quasi quotidiennes qu'il organisait avec sa tutrice au Palais, il ne s'enquérait jamais des avis des invités.
Quelle fût donc sa surprise lorsqu'il appris que ça n'allait pas fort partout ailleurs et que les prouesses de ses artistes anémiés payés les yeux de la tête et plus n'étaient certes pas du goût de tout le monde.
"De quoi ?"
Cette sorte de retour de manivelle n'avait pas du tout été anticipé et il avait beau savoir que ses lampistes lui arrangeraient une bonne pirouette pour le sortir de là, c'était rageant, rageant et rageant de voir à quel point il était une fois de plus méconnu, mal compris, dénigré par toute cette population conservatrice qui le huait et se rebiffait contre la délicatesse pourtant évidente de son bon goût et de ses choix esthétiques et prosélytiques.
"Je sais comment traiter les majorités, qu'ils ne l'oublient jamais, j'ai fait mes preuves et ma Tatie teutonne prépare pour la rentrée un bel outil d'enfermement des récalcitrants qui sera pour l'ordre et la tolérance une avancée fulgurante"
Il enrageait, il bavait légèrement d'amertume. Il allait encore falloir s'excuser, il allait encore falloir s'adresser à son peuple pour éduquer et encore éduquer à ce tournant anthropologique majeur qui mettrait uniquement des eunuques et des invertis bien montés à la tête de tous les projets culturels pour le reste du millénaire.
"Je vais réécrire la constitution, tu vas voir ma tutrice !"
Sa tutrice, lorsqu'il lui déploya un à un les changements radicaux qui se préparaient, se sentit toute chose et lui demanda si il avait prévu d'y adjoindre les figures de la répression pour les lents et les insubordonnés de tous bords.
"Ils ne sont pas de tous bords, Tutrice, ils sont tous d'extrême-droite et je suis depuis quelques heures centre-gauche."
"Oui, bien sûr mais as-tu pensé à rafraîchir la mémoire de la réaction et à lui suggérer ce qui lui pend au nez en conviant ce bel outil qui permit dans nos heures les plus performantes, de mettre toutes les têtes dans le même panier ?"
Et il fût ravi de cette généreuse idée, de ce rappel subtil des grandes heures de l'effroi, et il lui jura qu'il ne manquerait pas d'insister auprès du groupe de scouts progressistes en charge afin qu'ils intègrent l’esthétique et la perspective bienfaisante de la terreur dans leur prestation fédératrice atemporelle.
"Quoi, ils ne sont toujours pas contents ? Sale engeance, sales types, sales voyous, ignares, incultes, totalement imperméables à la magnificence !!!"
Et pourtant, pourtant, malgré tous les efforts déployés pour faire de la réouverture de la chapelle un évènement évènementiel, malgré tout le beau monde convié au spectacle et au gueuleton qui suivait, la base soupirait, grognait même et la tutrice se devait de lui faire son rapport.
Elle décida de lâcher le morceau sans blémir.
"Mon Manu, j'ai choisi moi-même par prudence et parce que j'ai le goût très sûr dans le clinquant de tous les arrivistes, les prestations les plus stimulantes, les chants, faciles, les chants populaires, qui illustreraient sans forcer sur les symboles le rapport de la France à l'Eglise apostolique et romaine, sans le Pape qui ne sert plus à rien de toute façon, les feux d'artifice d'un type fête foraine, eux aussi une valeur sûre et qui marchent toujours auprès des foules, j'ai choisi moi-même, tu te souviens, cette chanson populaire sur les cathédrales des années 50 et ce morceau de Bach qu'on entend en boucle dans les salles d'attentes et cet Américain qui a le rythme dans la peau, et tous ces représentants du monde civilisé que j'ai placés bien en rang, comme c'était joli pourtant mon Manu, comme j'étais satisfaite, une autre fête magnifique pour cacher le désastre, juste après que tu leur aies annoncé que tu ne dégagerai jamais, certainement pas, jamais, jamais, jamais, et que après la preuve de tous tes succès malgré les incompétences notoires de tes assistants, tu rempilais pour vingt ans, ou même plus pour leur faire plaisir, un timing parfait mon Manu, parfait, comme celui de l'autre cérémonie magnifique, en plein chaos institutionnel, si ce n'était pas des calculs dignes des suggestions de manigances politiciennes machiaveliques, je préfère être pendue !"
"Mais ma tutrice, tous les pontes internationaux m'ont-ils aimé à ma mesure ?"
"Mais oui mais oui, tu n'as pas perçu dans l'oeil du grand Yankee cette lueur d'envie ? Et puis ce courage que tu as eu de le convier en même temps que le petit juif ukrainien, vraiment, quelle audace, quand je pense qu'on te reproche ton manque de subtilité diplomatique !!!" Non non, mon Manu, tout était parfait, simple d'accès, éloigné comme il faut de tout recueillement et de tout vacillement métaphysique !! Bien vulgaire, bien commun, bien tape à l'oeil, comme on l'aime !"
" Et le repas, ils l'ont aimé à ma mesure ?"
" Mais oui mais oui, ils ont été épatés par le déploiement de luxe qui s'étalait dans leur assiette, comme chaque fois mon Manu, rassure-toi !
"C'est un coup de maître, l'animal domestique grogne un peu, c'est sûr mais tout le falbala habituel et la pacotille sentimentalisée ont beaucoup plu puisqu'il ne connaît plus rien d'autre, bon... il continue de déverser sa fange un peu partout pour montrer sa colère mais...la tutrice s'interrompit soudain : devait-elle avouer qu'une fois de plus le petit Emmanuel n'avait été d'aucune utilité dans la conclusion des affaires essentielles pour la survie de son pays ? Devait-elle lui dire que sa taty teutone avait seule pris l'initiative sans même lui en parler parce que c'était elle qui menait toute la baraque, de couler entièrement des secteurs entiers de l'économie européenne, dont après tout elle n'était aucunement la porte-parole ?
Le regard du petit Emmanuel s'était perdu dans le lointain, il entrait dans le moment dédié à l'introspection, qu'il s'accordait tous les trois ans pendant quelques minutes : au fond, qu'il n'y ait plus personne d'autre que lui aux commandes, c'était plutôt une excellente chose, lui, justement, c'était la magnificence, le grand spectacle permanent, quelle merveilleuse coïncidence que cette disparition de tout le gouvernement, qui, soyons honnête, l'avait toujours gêné aux entournures et cette démonstration sans appel du choix divin sur sa personne !
Il sortit de cet instant de vérité épuisé, la mine un peu grise mais confiant. Son destin n'était pas encore totalement dessiné, devant lui s'ouvrait l'accès au lieu exceptionnel, il n'était pas fait pour les choses humaines, le Vatican seul devrait correspondre à la mission qui lui avait été conférée. Il s'y préparait.
Il régnait un silence de plomb dans tout l'édifice, sauf dans les cuisines du sous-sol d'où quelques gloussements émergeaient encore parfois.
Les consignes avaient été extrêmement claires, de petits stickers collés un peu partout dans tous les coins et recoins du Palais : "Qu'on lui foute la paix !"
On se doutait que cette injonction provenait directement de la Tutrice puisque le petit Emmanuel demeurait invisible, cloitré nuit et jour dans une alcôve qu'il avait, murmurait-on, fait transformer en abri antinucléaire, au cas où.
Et, disons-le sans ambage, c'est vrai que le Petit Emmanuel n'allait pas fort.
Il n'avait jamais vraiment manifesté le moindre intérêt pour ses fonctions présidentielles, n'y trouvant pas les satisfactions qu'on lui avait fait miroiter avant son premier mandat : "Tu verras, tu pourras faire et dire absolument tout ce qui te passe par la tête, personne ne te comprendra de toute façon, aie l'air convaincu, incisif, déterminé, visionnaire, ça marchera comme sur des roulettes"
Et c'est exactement ce qu'il avait fait, année après année, se projetant avec sa Tutrice sur toutes les scènes possibles, à l'étranger et parfois dans quelque bourgade nationale, levant ses petits bras très haut vers le ciel, vociférant, organisant des référendums à qui mieux mieux , changeant tout du sol au plafond afin de donner à cette contrée un peu de son allant et lui insuffler de son énergie quasi-cosmique.
Ce n'était pas joli joli...
Mais il gardait le meilleur pour la fin comme il l'avait confié à son meilleur ami, maintenant en charge, à lui seul, de tout le fatras des limites constitutionnelles.
Deux mandats, tu te rends compte, qu'est-ce que c'est que deux mandats pour tout mettre sens dessus dessous ?
Deux mandats, deux tout petits mandats, que veux-tu que je fasse en si peu de temps ?
Son meilleur ami acquiescait, comme il l'avait fait, accompagné de toute sa petite famille qui le secondait dans son soutien indéfectible depuis la première heure, ou du moins, depuis que la place présidentielle était assurée pour un certain temps.
Il allait donc, ce meilleur ami, maintenant s'assurer que ce certain temps devienne un temps certain en rallongeant la sauce : on ne transforme pas un tel pays en décharge du Tiers-monde en un claquement de doigt.
Seul dans son abri le Petit Emmanuel prenait encore de temps en temps des nouvelles de sa tutrice, mais, il faut l'avouer, sa passion en avait pris un coup, et si les liens sacrés du mariage ne l'avaient pas retenu, il l'aurait bien balancée elle aussi.
Elle ne lui amenait que des ennuis, des rumeurs ne cessaient de circuler, sur place et ailleurs, sur des lettres, des documents, des choses secrètes qui n'allaient pas tarder à être divulguées.
Le Petit Emmanuel n'y comprenait pas grand chose mais tout ce remue-ménage autour de quelqu'un d'autre que lui l'exaspérait au plus haut point.
Il s'était décidé pour reprendre la main et déclencher un scandale plus scandaleux que ces histoires glauques de pédophilie, d'abus et je ne sais quoi, à utiliser un merveilleux outil très actuel pour faire n'importe quoi et se mettre lui-même en scène sans aucun effort, ni aucune idée, ni aucune inspiration, ni aucun talent et il avait pleinement réussi, jusqu'à complètement oublier à quel titre il était supposé, par simple sens des convenances et par respect pour sa fonction, ne pas mettre ce genre de saleté en ligne mais c'était trop drôle, vraiment, et, en tout état de cause, il n'avait jamais vraiment exercé les fonctions de Président, donc tout allait bien.
Et puis, soyons honnête, rien ne le titillait plus que l'humiliation, rien ne déclenchait en lui plus de tirs hormonaux, lui faisant briller les yeux comme des petites étoiles, que lorsqu'on se foutait ouvertement de lui, quand on le méprisait publiquement, lui crachait au visage, autrement dit quand ce qu'il savait de son imposture foncière lui revenait, manifesté avec brutalité comme une juste punition, par quelqu'un d'autre.
Donc, vidéos artificielles impensables, misère intellectuelle, déroute morale, cupidité, corruption ou pas, c'était tout pareil, il ne savait pas ce qu'il faisait là, à part faire comme si il savait, et ça, nourri régulièrement par quelque publication absurde, quelqu'imbécile commentaire, quelque nouveau faux-pas diplomatique, ça pouvait durer longtemps encore.
"Comment ça Père Ubu ? Qui a dit ça ?
Qui c'est d'abord Père Ubu ?
Tu trouves que j'ai pris un coup de vieux ?
Tu rigoles ?
Je n'ai jamais été aussi en forme, j'ai été resplendissant, admirable, grave, concentré, impeccable.
Tu vois ma tutrice, j'aurais dû m'y mettre beaucoup plus tôt, j'ai trop attendu.
Même si j'ai plutôt fait du bon boulot dans la perspective de la destruction incohérente de tout, c'est resté assez peu visible au fond, moi-même parfois, j'ai bien du mal à discerner ce qui reste encore debout et ce qui s'est correctement effondré.
Là, tu vois ma tutrice, ça aura le mérite d'être clair, tout sera réduit à néant, poussière, débris, résidus, tout sera supprimé de la surface de la mère patrie, sauf moi. Et toi, si tu es gentille.
Je garderai peut-être dans mon abri antiatomique quelques-uns de mes sbires les plus jolis, je reformerai un gouvernement du néant et la boucle sera bouclée.
De l'hygiène, de la désinfection, enfin un pays sans habitants, j'en profiterai pour virer la Taty Teutone qui n'est de toute évidence pas assez folle pour nous conduire suffisamment rapidement vers l'anéantissement et je prendrai sa place sur le trône.
Tu as vu, ma tutrice comme tous ces pays qui survivent tant bien que mal à leur élus sont convaincus ?
C'est mon truc, m'installer à la place du père, c'est mon truc, je suis rodé, maintenant que le Grand oncle d'Amérique a disparu de la scène stratégique, je prends les rènes, je mène, je dirige, j'écris mon nom en lettres de sang dans l'histoire, Marie la sanglante, du pipi de chat, Ivan le terrible, un tendre à côté de moi.
Je vais me faire nommer Empereur de l'apocalypse, Grand Commandeur de la décision catastrophique, Guide de la destruction massive ...
Je lui ai parlé, sois tranquille, l'animal domestique est chauffé à fond, prêt à en découdre, il a encore une fois gobé chacun de mes mots, con comme il est.
Dans le style couleur locale et héritage patrimonial, je serai la réincarnation de Napoléon, celle de Guillaume de Normandie, de Philippe le Bel ...enfin, tu vois...
Une Europe complètement anéantie, c'est tout de même un sacré projet non ?
De toute façon, vu ce qu'il en reste, on fait aussi bien de tout foutre en l'air.
Tu sais, ma tutrice, que l'on a tous les deux quelques petites bricoles à se reprocher, quoi de plus pertinent qu'une guerre perdue d'avance pour effacer nos fautes ?
Il faut que nous nous amendions, c'est sûr, et moi, et toi aussi, on a beau dire, ce que tu as fait ce n'est pas joli joli, alors c'est tout de même plus raisonnable de faire payer l'addition à des individus complètement insignifiants qui n'ont rien demandé.
De toute façon, je les hais, ces bouzeux, ces minables, ces provinciaux assistés, je hais ce pays, ses fromages et son goût pour les révolutions ratées. Je les hais de m'avoir cru, de m'avoir élu, deux fois, de ne pas s'être aperçu à quel point je suis un cave, un inculte au fond très limité intellectuellement malgré mes milliers d'interventions médiatiques spectaculaires.
On peut imaginer facilement de voir remplacé sur la carte cet hexagone obsolète par, je ne sais pas moi...un petit duché ou par une principauté dont on sera les princes, où nous assurerons notre avenir en mangeant des glaces, qui peut me dire que ce n'est pas une grande idée, encore une, encore une !!!
Tout ce que je décide, tout ce que je dis, tout ce que je raconte et ordonne est catastrophique, c'est ma spécialité, mon expertise, je ne sais pas ce que je décide, ni ce que je dis, ni ce que je raconte, ni ce que j'ordonne parce que je suis complètement creux, ma tutrice, tu sais ça n'est-ce pas ? Creux à l'intérieur, gonflé à ton gaz et aux miasmes du pouvoir plutôt illégitime depuis si longtemps que j'en ai perdu jusqu'à la sensation de respirer. "