mercredi 17 juillet 2024

Petit conte amiénois


 

21/09 / 2022

Le petit Emmanuel traverse l'espace et laisse derrière lui des ions libérés par la charge énergétique qui le tient debout vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Il ne sait pas que certains le craignent et commencent à trembler aussitôt que le son un peu nasillard, haut-perché de sa voix se fait entendre dans le dédale des salons.
Il le sait mais ne veut pas le savoir.
Quand il accepte de le savoir, un léger frisson lui parcourt l'échine.
Il ne veut pas savoir non plus que d'autres, aussi nombreux, sont consternés par ce qui est supposé être son perfectionnisme dans la spontanéité qui, de disposition en décret, d'ordonnance en initiative, ne se révèle être que la démonstration d'une sorte de culte de la bévue.
Cela non plus, il ne veut pas le savoir.
Le petit Emmanuel avance dans la vie comme dans une aire de jeu, sous la surveillance débonnaire et patiente de sa tutrice qui ne manque jamais de lui offrir de nouveaux jouets lorsqu'il montre les moindres signes d'ennui.
Et il montre assez souvent des signes d'ennui.
Elle le connaît comme si elle l'avait fait et anticipe alors pour lui quelque scandale, quelque trahison, quelque prérogative suffisamment spectaculaire pour le réanimer et solliciter sa combativité naturelle et son ambition irrépressible, celle qu'elle a tout de suite appréciée dès les premières heures de leur rencontre et que, depuis, elle nourrit inlassablement comme si c'était la sienne.
Le dernier cadeau qu'elle lui a fait c'était un animal domestique, elle le lui a confié un matin à son réveil, lui disant à l'oreille : "Regarde comme il est joli, maintenant tu es son président".
Comme toujours lorsqu'il est face à quelque chose de nouveau, il a sauté sur ses petits pieds, plein d'excitation et lui a promis d'en prendre grand soin.
Mais le petit Emmanuel ignore tout des soins à donner, uniquement élevé depuis toujours dans ceux qu'on lui donne.
L'animal domestique était là devant lui, commençait à vaquer à ses travaux ordinaires, à ses petites besognes quotidiennes, à aller et à venir, peu soucieux de celui qui, là-haut, le fixait de ses yeux bleu d'azur, ses yeux si clairs,  si déments que sa tutrice avait aussi immédiatement chéris jusqu'à la passion.
Mais, dès les premiers attendrissements passés, le petit Emmanuel trouva très vite que tous ces actes anodins, ces petits faits que l'animal domestique enchainait sans y penser, faisant tourner sa minuscule existence avec régularité, toutes ces choses anciennes, anodines, connues, éprouvées, n'étaient pas suffisantes, pas assez visibles, pas assez novatrices.
Le petit Emmanuel était une créature faite pour le défi.
Pour initier le défi, organiser le défi.
Faite pour mettre au défi tout ce qui venait à s'aventurer sous son aura immaculée.
Il décida que son animal domestique devait radicalement se tourner dans le sens de l'histoire, cesser enfin de s'adonner à des rituels désuets pour  résolument faire face au changement.
Sans lui demander son avis, il décida donc de le dresser et de lui en inculquer les principes essentiels
Tous.
Principes que lui, le petit Emmanuel, maitrisait depuis longtemps sur le bout des doigts et qui lui avaient été transmis, alors qu'il était encore tout petit, par ses oncles du Palatinat.
L'apprentissage en avait été  rude mais sa tutrice veillait à ce que le petit Emmanuel ne se relâche jamais, l'entourant d'une sollicitude sans faille, entièrement dévouée à son ascension, à la montée de la puissance et du pouvoir de cet enfant en qui elle sentait les signes divers d'une ambition furieuse qui venait étancher sa propre soif de notoriété.  

 

24/09/2022


Il faut l'avouer, les premières séances de dressage ne portèrent pas les fruits attendus.
L'animal domestique semblait peu disponible, voire plutôt rétif à ses poussées didactiques et le petit Emmanuel finissait souvent ses leçons de changement épuisé, à bout de nerf, très frustré par l'absence totale de signe apparent d'évolution.
Il remettait l'animal domestique dans son box et allait boire son jus d'orange bio, servi avec amour par sa protectrice à qui il ne manquait pas de se plaindre de la rudesse, de l'incurie, de la grossièreté, de l'entêtement et tout et tout de cet animal domestique si en-deçà des performances de ceux de ses voisins. C'était terriblement gênant.
Lorsque le petit Emmanuel rendait à ces derniers une visite de courtoisie, il tenait à leur faire savoir que c'était dans les gènes de son animal domestique d'être mal dégrossi et peu sensible à la marche pourtant inéluctable du progrès.
Il évoquait, en de longues harangues, parfois bilingues, dont il s'était fait une spécialité, les maux divers qui ralentissaient ses acquisitions, les sept plaies d’Égypte lui servant souvent d'image pour bien faire entendre à son auditoire que, malgré son zèle, malgré sa ténacité et sa foi inébranlable en ses propres capacités rédemptrices, s'opposait l'obstacle immense de siècles entiers d'une histoire erronée fondée sur des valeurs de laxisme  et de paresse obsolètes que son animal domestique peinait à effacer et donc, que ses auditeurs l'entendent, ça viendrait mais il avait encore du boulot.
Le petit Emmanuel évoquait alors, levant les avant-bras vers le ciel pour les convaincre, comment il avait réussi à le faire marcher sur ses deux pattes avant pendant un petit quart d'heure, comment aussi, lors des quelques moments de rébellion qui amenèrent l'animal domestique à tenter de lui mordre le mollet par trois fois, il avait su se montrer d'une fermeté telle, le privant plusieurs mois d'affilée de sortie, de nourriture sans jamais fléchir ou revenir sur sa décision, que l'animal domestique avait fini par consentir à venir manger dans la main de ses gardes du corps.
Chaque fois qu'un peu de progrès semblait enfin acquis, il s'empressait de courir en informer sa tutrice qui lui donnait alors pour l'encourager un petit Ferrero Rocher qu'il dévorait sans attendre.
Mais il voulait passer à la vitesse supérieure, élever son animal domestique à la hauteur de celui de ses plus proches voisins qui avaient si peu de problèmes avec la discipline et semblaient obtenir si facilement ce qu'ils attendaient.
Le petit Emmanuel ne l'avouait pas, sauf à demi-mots à sa tutrice lorsqu'elle posait sa tête sur l'oreiller, mais il craignait de perdre les faveurs de ses oncles du Palatinat si son animal domestique n'arrivait pas à assimiler les règles et les enjeux d'une métamorphose totale qui visait, le petit Emmanuel lui avait pourtant dit et répété, uniquement à le rendre plus heureux, plus libre, plus tourné vers l'avenir radieux.
Il décida donc, lors d'une nuit d'insomnie, de passer à l'étape suivante et d'appliquer des méthodes beaucoup plus coercitives afin d'obtenir de son animal domestique qu'il s'adapte au cours de l'histoire.  Il confia son nouveau plan à sa tutrice et celle-ci lui répondit : Je suis d'accord.

26/09/2022

Pendant que le petit Emmanuel allait et venait, traversant les airs en tous sens à bord de son avion, l'animal domestique attendait dans son box.
Les murs qui l'encadraient l'empêchaient de voir ce qui pouvait bien se passer alentour, qu'il ne saisissait que par quelques bruits dont il peinait à définir l'origine.
Il savait, bien sûr, que c'était du petit Emmanuel dont il dépendait presque entièrement même si, franchement, il aurait volontiers choisi d'être enchaîné par quelqu'un d'autre, sans savoir qui puisque personne n'écoutait ce qu'il avait à dire, trop concentrés qu'ils étaient tous à s'écouter eux-mêmes sans jamais s'entendre, et que comme d'habitude, de toute façon, on ne lui avait pas vraiment demandé son avis.
Et donc, jour après jour, il guettait le bruit si aisément identifiable des pas du chef de ses états, le claquement toujours un peu nerveux de ses talons sur le sol reluisant du palais, signal qui ne trompait pas sur ce qui allait suivre, que l'animal domestique avait appris à ses dépens à redouter un peu mais qui avait au moins l'avantage d'animer le cours monotone de ses journées.
Depuis quelques temps, il était inquiet, c'est à dire, plus inquiet qu'à l'accoutumée parce que les seuls moments où quelqu'un venait s'occuper de lui, changer son eau, emplir sa gamelle, nettoyer le sol où il était condamné à faire ses besoins, se faisaient de plus en plus rares.
L'animal domestique sentait la faim, la saleté et l'ennui l'envahir, le laissant sur le qui-vive en permanence, dans l'attente d'un mouvement qui ne se produisait pas.
Le petit Emmanuel l'avait-il donc oublié ?
L'animal domestique le savait très pris par toutes ses occupations, tenu de mobiliser puis de présider sans répit des commissions, des réunions d'experts, des sondages d'opinion, des cabinets de réfection des organigrammes, des cellules d'actualisation des crises, des ateliers internationaux de déconstruction, des projets d'enquêtes sur les sélections de projets exceptionnels, des comitès d'approche critique des résultats progressifs, des interviews décryptées, adaptées et novatrices qu'il devait préparer avec ses centaines de collaborateurs et tant de choses dont l'animal domestique ne saisissait pas la nature mais dont il pouvait cependant apprécier l'importance.
Il allait de soi que l'animal domestique, seul dans son box, ne faisait pas le poids face à toutes ces affaires d'état.
Il avait pourtant tenté, à chaque fois que le petit Emmanuel lui accordait quelques minutes de son temps précieux, de comprendre au mieux quelles étaient ses attentes, allant, lors d'une séance de rééducation plus exigeante que les autres, jusqu'à faire l'effort de marcher sur ses pattes avant pendant un petit quart d'heure comme le petit Emmanuel l'avait exigé, tout ça pour lui faire plaisir, tout ça pour lui prouver combien il était docile et fidèle, même si les conséquences de cet exercice sur sa colonne vertébrale furent terribles et si il dut s'allonger de longues heures sur le sol de son box pour atténuer la douleur.
 "Est-ce que tu crois en moi ?" hurlait le petit Emmanuel, debout, fiché au centre du dispositif.
"Bien-sûr !" haletait l'animal domestique.
"Est-ce que tu as conscience que je t'emmène vers le changement ?"
"Évidemment !" haletait l'animal domestique 
"Sais-tu que nous sommes en guerre ?"
L'animal domestique avait eu quelques secondes d'hésitation, peinant à identifier clairement l'ennemi.
"Réponds !" 
"Bien-sûr !" haleta-t-il, si pressé d'en finir qu'il était prêt à toutes les compromissions pour calmer l'ardeur éducative du petit Emmanuel.
"Parfait, je vois que tu as appris à apprécier à leurs justes valeurs mes éléments de langage...ça ira pour cette fois, ramenez-le dans son box."
Au fond, l'animal domestique avait à chaque fois tellement hâte d'en finir qu'il avait abandonné complètement l'envie de comprendre ce qui était attendu de lui et qu'il avait fait le choix de donner l'illusion d'adhérer pleinement à sa rééducation, soulagé de voir brièvement briller une lueur dans les prunelles bleu d'azur du petit Emmanuel, signe que les exercices tiraient à leur fin.
L'animal domestique avait depuis longtemps décidé de ne jamais poser de questions gênantes et de tolérer quelques petits sacrifices.
Mais il s'aperçut très vite que ça ne suffisait pas, il lui fût clairement signifié à de multiples reprises par quelques-uns des divers porte-parole du palais que non seulement il ne mettait pas assez d'huile de coude pour comprendre ce que le petit Emmanuel exigeait de lui, qui était pourtant clair comme de l'eau de roche, mais qu'il devrait, même si il ne comprenait pas ce qui était exigé de lui, le faire quand même. Et vite.
Les menaces étaient sans ambiguïté : qu'il se le dise, les conséquences de ses résistances au changement seraient redoutables pour son opulence actuelle.
L'animal domestique, de plus en plus inquiet, fit de très, très gros efforts pour tenter de cerner ce qui était attendu de lui, pour tenter d'apprécier à sa juste valeur l'ampleur progressiste des visions à long terme qui lui étaient décrites en long, en large et en travers, même si dans l'ensemble, il demeurait plutôt confus face à leur pertinence et aux messages souvent paradoxaux qui lui étaient adressés. pour les concrétiser.
Mais rien n'y fit.
Dans le dédale d'injonctions contradictoires, de consignes urgentes à appliquer immédiatement qui pouvaient être ajournées, de décrets ambitieux annulés pour cause de désuétude, d'ordres proférés simultanément divergents et identiques : couché, assis, couché, debout, assis, tout ça à effectuer, par exemple, en prenant des notes sur les allocutions quotidiennes du petit Emmanuel tout en applaudissant à tout rompre, le seul effet de son zèle à bien faire malgré son sentiment d'échec permanent était, la privation de nourriture et l'humiliation aidant, de le faire lentement plonger dans une grave dépression que personne ne prit le temps de diagnostiquer, même lors de la visite mensuelle de vaccination obligatoire.

 27/09/2022

Le petit Emmanuel, tout en vaquant à ses occupations de président de tous cherchait les moyens les moins coûteux et les plus rapides de persuader son animal domestique de devenir enfin ce qu'il n'était pas.
Hélas les stratégies utilisées jusqu'à présent : manipulation, persuasion, encouragement, remontrance, punition ayant été assez vite épuisées et sa créativité personnelle étant plutôt orientée vers le sophisme, il s'avoua à court d'outils pédagogiques et dut se tourner vers le savoir-faire de son préfet préféré afin de bénéficier de son expérience et de ses conseils avisés en matière de redressement.
La rencontre fut discrète et brève, ce n'était pas si compliqué, il s'agissait pour le petit Emmanuel de simplement s'initier au tir.
Ce qu'il fit, avec un certain plaisir, même si le bruit et les odeurs légèrement musquées de la salle d'entraînement ne lui étaient pas familiers, il avait déjà eu l'occasion de fréquenter lors de ses nombreuses campagnes divers environnements aux effluves surprenantes et avait même, un jour de grande motivation, serré la main d'un maraîcher.
Il savait qu'en cas de contact, il lui suffisait de s'essuyer avec une des lingettes désinfectantes que sa tutrice mettait toujours dans son sac avec son goûter.
Il pratiqua donc le tir sur cible pendant quelques séances puis décida que l'heure du changement avait sonné et que la prochaine rencontre avec son animal domestique serait décisive.
Finie la rigolade. Finies les résistances aux grands projets de renouveau. Fini le besoin de se faire entendre. Finies la grogne et les revendications.
Il voulait du neuf. Un point c'est tout.
Il se sentait parfaitement soutenu dans sa détermination par ses oncles du Palatinat et par sa tutrice qui lui avait tout de même suggéré, un soir où elle avait une légère migraine, que si c'était elle tout ça aurait été bouclé depuis longtemps déjà mais bon.
Il entra donc fringant comme à son habitude dans le centre de dressage, portant fièrement en bandoulière le LBD40 prêté par son préfet préféré qui avait sauté sur une si belle occasion de s'exprimer et avait pris les devants en utilisant une fois ou deux pour le plaisir ses canons à eau sur le corps recroquevillé de l'animal domestique directement dans le box.
Bien-sûr, dès que la force des jets d'eau et leur odeur putride le clouèrent contre les parois l'animal domestique sentit que l'heure de la reprise en main intégrale avait sonné mais ignorant encore les méthodes choisies pour le modifier, il sortit de son box trempé, couvert d'hématomes mais soulagé lorsqu'il aperçut le petit Emmanuel dans l'embrasure de la porte.
Celui-ci lui sourit, ce qui le détendit un peu puis il commença à lui énoncer la liste de tous les points à modifier dans sa manière d'être, dans ses goûts, dans son système immunitaire, dans le choix de ses moyens de locomotion, dans ses abonnements internet, dans ses produits cosmétiques, dans ses heures de coucher, dans l'entretien de son véhicule, dans ses capacités de travail, etc.
L'animal domestique fit semblant de lui prêter attention, on peut dire que cette liste, il la connaissait par cœur, répétée encore et encore qu'elle lui avait été dès le premier jour de leur rencontre.
Mais peu soucieux d'atteindre ces objectifs qui, sans qu'il en dise rien, lui semblaient tous plutôt vains et complètement irrationnels, pour gagner du temps, l'animal domestique, par pure hypocrisie, avouait ignorer comment y accéder et affirmait attendre impatiemment une bonne mise à niveau de ses compétences , un peu de développement personnel et quelques directives de son président qui lui éclairerait enfin le chemin.
Donc, quand le petit Emmanuel lui demanda de courir en rond sur l'aire de dressage, il pensa quelques instants que tout allait une fois de plus se régler comme il en avait pris l'habitude.
"Cours !"
C'était un ordre clair, c'était facile.
Le petit Emmanuel était campé au centre, dans la lumière, chaussé de sa paire neuve de Weston et vêtu d'un joli blouson vert-bouteille, son Brügger & Thomet bien calé contre son torse et il leva la voix en demandant à l'animal domestique d'accélérer, ce que celui-ci fit avec beaucoup de bonne volonté.
Tournant ainsi de plus en plus vite et entendant résonner à ses oreilles qui s'agitaient dans le vent de la course les ordres se presser, lancés, de plus en plus rapprochés et de plus en plus fort, par le petit Emmanuel, l'animal domestique commença à s'essouffler et à tirer la langue tout en tentant de maintenir le rythme de sa course.
Il ne prit pas garde au changement de position du petit Emmanuel, toujours placé au centre mais agenouillé maintenant, ayant pris soin de mettre un petit carré d'étoffe sous son genou d'appui afin de ne pas salir son pantalon, tenant son ustensile tout contre son épaule et plaçant l’œil au viseur comme il avait appris à le faire lors de sa formation express.
Le choc fut si violent que l'animal domestique bascula au sol et s'y traîna quelques secondes en hurlant, la tête rejetée en arrière sous la douleur intense qu'il ressentit à l’œil droit, suivie d'une giclée de sang qui lui coula dans la gorge.
Ses cris se turent bientôt, l'animal domestique qui, depuis des siècles, avait pris l'habitude d'être rossé jusqu'à en faire une caractéristique quasi génétique, savait encaisser les coups les plus vicieux, il fut emporté à son box sur un brancard et on l'entendit seulement balbutier quelques mots inintelligibles.
Parmi le fidèle public réquisitionné pour la prestation persuasive, certains ne purent supporter ce spectacle affligeant et se tournèrent pour vomir, d'autres, qui, comme il leur avait été demandé dans le briefing matinal applaudissaient à tout rompre, notèrent que le regard bleu d'azur du petit Emmanuel s'était tout à coup mis à briller d'une étrange lueur, assez inquiétante, mais, par pure lâcheté et pour protéger leur gamelle, ils se turent tous.
Le petit Emmanuel se mit à faire de petits bonds d'allégresse sur l'aire de dressage maintenant désertée par l'animal domestique et le personnel d'entretien.
Il sautillait, il sautillait, transporté une nouvelle fois par cette démonstration de ses capacités si éclectiques à réduire par le dialogue, tout en finesse, tout ce qui s'opposait à sa volonté.
Une victoire incontestable puisqu'il n'y avait pas eu de combat.
"Rentrons-vite, je dois de suite en informer ma tutrice !"
"Je l'ai rénové ! Je l'ai rénové !" répétait le petit Emmanuel, comme pris d'une transe soudaine.
"Mon œil !" murmura l'animal domestique, balloté sur son brancard, regagnant son box nauséabond.
Il allait le perdre et sentait, plus encore que la douleur, un écœurement, les brûlures d'une trahison qui lui serraient le cœur et les tripes face à tant d'injustice et de déloyauté.
Sans plus y penser, le petit Emmanuel poursuivit ses affaires d'état, son objectif était momentanément atteint, il était maintenant le seul à voir clair.

 1/10/2022

Il y eut quelques rumeurs déplaisantes mais nulle poursuite, les Organisations Défendant les Droits ayant tant d'autres chats à fouetter que le détail de cette énucléation ne leur sembla pas digne d'en faire tout un fromage à l'international.
Au fond de son box, la cicatrisation de l'animal domestique s'effectua tant bien que mal et maintenant borgne, il rentra presque totalement dans l'ordre nouveau envisagé sur le long terme et qui impliquait de sa part non seulement qu'il consente à s'appliquer au remodelage tant attendu de toute sa personne mais surtout qu'il apprenne à croire tout ce qu'on lui disait et à la fermer complètement.
Le petit Emmanuel, de banquet en réception, de galas en sommets, de toute façon avait fini par presque l'oublier.
Lorsqu'il voyageait par le monde, il n'emportait que ses discours, l'élégance de sa rhétorique suffisait à intimider ses auditoires et lui ôtait le tourment de devoir représenter qui que ce soit.
Il trouvait tellement plus confortable de présider sans avoir personne à gouverner.
Il participa à quelques diners sous le fuseau GMT -4, où il eut l'occasion de serrer dans ses bras en marque d'affection un de ses plus proches camarades lui aussi fort bien coté par les oncles du Palatinat et qui, le petit Emmanuel ne se le cachait pas, était auprès d'eux un de ses rivaux les plus craints.
Lorsque tous les chefs de file avaient eu à obéir au plus vite et au mieux aux injonctions globales contaminantes, le petit Emmanuel s'était documenté heure par heure sur la façon de son rival de ne pas solutionner les crises, il avait écouté toutes ses harangues et noté sur un petit carnet la qualité de ses contradictions et l'ampleur de sa mauvaise foi, décidé à faire beaucoup mieux. Il avait eu un moment d'admiration sincère lorsqu'on lui avait dit qu'il avait été décidé de bloquer les finances des récalcitrants, stratégie tout à fait remarquable pour calmer les ardeurs des opposants et que le petit Emmanuel s'engagea à garder sous le coude au cas où.
Mais tout n'était pas si rose, lors de leurs rencontres, leur différence de taille mettait le petit Emmanuel très mal à l'aise et il avait même, pour la photo , envisagé d'utiliser des talonnettes afin de gagner quelques centimètres, idée qu'il abandonna lorsqu'on l'informa que ce subterfuge avait déjà été utilisé par un de ses prédécesseurs dont on ne se rappelait d'ailleurs plus le nom et que des chefs d'état petits pouvaient aussi être redoutables, les exemples abondaient.

Comme à son habitude le petit Emmanuel courut se faire réconforter par sa tutrice, pleurnichant sur les fardeaux génétiques et leur injustice.
Sa tutrice prit sa tête entre ses mains très tendrement et lui dit : "Oui mais toi, tu parles anglais."
 Elle était d'ailleurs aussi intervenue récemment plusieurs fois pour le réconforter lorsque les fantaisies guerrières pourtant bien connues d'un autre de ses rivaux, comme lui avide de la platitude des écrans, avaient fini par faire trop de bruit, tant et tant que ce dernier intervenait dorénavant chaque jour, courant sans relâche de plateau en plateau, s'exposant avec un courage et un charisme sans borne aux questions sans surprise des estafiers et décrivant, photos à l'appui, les multiples dangers de la vie lorsqu'on est nuit et jour couché sans casque dans les tranchées. Son col grand ouvert, sa chevelure gominée soigneusement peignée vers l'arrière, dégageant un torse et un large front emprunts d'une rare dignité, il clamait haut et fort son point de vue sur les engagements hyper-démocratiques et la guerre sans pitié qu'ils impliquaient évidemment.  
Le Petit Emmanuel de plus en plus exaspéré par ce manque de connaissance du protocole des bienséances hiérarchiques, l'observait donner ainsi des conseils au monde entier et, de toute évidence, tenter ainsi d'une façon complètement mesquine de prendre la place de Président, ce, et c'était le point le plus exaspérant, sans jamais froisser sa chemise immaculée.
Bien-sûr l'affront avait été insupportable. Même si il lui était difficile de rivaliser en terme de pédanterie et d'imposture, après tout, le petit Emmanuel avait lui aussi fait preuve d'un courage exemplaire en rencontrant en chair et en os leur ennemi mondial.
Qu'on s'en souvienne tout de même, des risques qu'il avait couru, assis un peu tremblant sous l'œil de lynx de l'ennemi commun où le petit Emmanuel cru sentir percer de temps à autre une légère ironie. 
L'homme des steppes, là, qui l'avait écouté attentivement pendant tout son exposé sur les bienfaits d'une défaite, et qui lui avait grossièrement répondu en slave.
Imagine-t-on ? 
Imagine-t-on l'angoisse, à être assis face à lui presque aux confins de la civilisation, à l'autre extrémité d'une table, si longue, si longue.
Il avait fait montre, malgré ses appréhensions bien naturelles, d'un à-propos diplomatique exceptionnel en menant de sa propre initiative et sans avertir personne une tentative de négociation qui n'eut absolument aucun effet, à part celui de permettre à tout son talent diplomatique de devenir légendaire.
 "C'est injuste, c'est injuste, je risque tout alors que ce type qui s'affiche partout comme un héros n'a aucune idée des dangers que je cours pour qu'il me reconnaisse, pleurnichait le petit Emmanuel en se mouchant dans les jupes de sa tutrice qui lui répondit pour le calmer. "Oui mais toi, tu as de beaux costards"  
 
2/10/2022

Bien sûr la sollicitude sans limite de sa tutrice avait eu son prix.
Un simple échange donnant donnant que le petit Emmanuel avait accepté sans même y penser.
Il avait été convenu entre eux qu'il ne devait accepter dans son gouvernement que des laiderons sans aucune qualité intellectuelle discernable.
Sa tutrice avait la rivalité facile sous ses dehors sereins.
Pour le convaincre d’obtempérer, elle avait développé des arguments plutôt pertinents sur l'effet miroir des femmes de pouvoir sur les meutes et sur le dangereux arrivisme de certaines femelles qu'on devait absolument juguler avant qu'il ne déborde, risquant, ce qu'il ne supporterait pas, de lui faire de l'ombre.
Elle évoqua leurs compétences dans l'art du tripatouillage favorisé par des siècles de pratique de la manipulation secrète et des tirages de ficelles effectués derrière les rideaux et sur les oreillers .
Elle savait ce dont elle parlait.
Pourtant, contrairement à ce que sa tutrice pouvait craindre, le petit Emmanuel ne regardait pas les femmes.
Il n'avait besoin que d'un sein chaud où se blottir lorsque l'exercice du pouvoir ne le protégeait plus contre les coups-bas et les mauvais sondages et de quelqu'un à ses côtés qui lui rappelle ses rendez-vous, le guide dans le choix de ses vêtements et le conseille sur certaines affaires délicates.
A tout cela, sa tutrice s'entendait à merveille.
Afin de respecter le seul engagement qu'il se fit jamais un devoir d'honorer, dès son arrivée à la présidence, le petit Emmanuel chargea donc quelques-uns de ses collaborateurs d'aller lui chercher quelques spécimens qui permettraient d'être à jour avec les quotas sans avoir de réelle influence sur la formulation et l'application de toutes ses directives.
Sortirent alors de nulle part des hordes d'insignifiantes se ressemblant plus ou moins, toutes regardant le monde avec des pupilles vides derrière leurs lunettes, qui furent promues ici et là dans quelques-uns des ministères et des bureaux où elles furent enivrées par les sensations que procure l'exercice de tout pouvoir puis prises d'extase en étant informées de toutes les faveurs que leur nouveau statut leur octroyait.
Ce n'était pas aussi jubilatoire lorsqu'il s'agissait de développer leurs choix politiques sur les plateaux et de rendre des comptes en matière d'économie d'énergie, de projet de société équitable et vaguement collectiviste, de mesures de sécurité sanitaire, éducative, financière etc.
Les questions de certains estafiers, pourtant consciencieusement révisées en coulisse, les laissaient pantoises par leurs exigences de précisions dans la maîtrise des dossiers et nécessitaient de leur part un art consommé du paralogisme qu'elles ne maîtrisaient pas non plus.
Nul séminaire, nulle formation n'avaient été organisés pour les préparer à ces épreuves et leurs compétences s'arrêtaient à la rapidité de la frappe sur leur clavier et à une relative ponctualité. Elles disparaitraient de toute façon des écrans et des mémoires comme elles y étaient venues et surtout, on pouvait compter sur les insuffisances encore plus grandes et la faculté d'amnésie sans fond de l'animal domestique pour ne pas devoir se formaliser des limites cognitives du monde politique, pourtant si ostensibles, et glisser sur la platitude des écrans sans broncher à d'autres scandales beaucoup plus excitants.
Ces pauvres créatures n'étaient d'ailleurs, ceci aurait dû les rassurer, pas moins efficaces dans l'aberration que bien d'autres membres du gouvernement, sans doute possible, ils l'avaient prouvé, masculins, en place simplement depuis plus longtemps et qui avaient donc, eux, eu plus de temps pour complètement parler pour ne rien dire sans que rien n'y paraisse.
Cependant, malgré la quantité étonnement importante d'interventions frôlant l'absurde, malgré les bévues, les démentis et le spectacle assez pitoyable de leur incurie dans des domaines si explosifs qu'ils pouvaient, à être traités à la légère, générer des catastrophes aux conséquences irréversibles, on fut étonné dans les sphères du peu de réaction de l'auditoire, allant jusqu'à soupçonner un complet abandon par l'animal domestique de l’intérêt porté à sa propre survie.
"Mais est-il devenu trop con pour s'apercevoir à quel point nous le sommes nous-mêmes ?" entendait-on régulièrement dans les couloirs des divers palais.
"Oui, sûrement."
Cette apathie de l'animal domestique face à l'impéritie venait du simple fait qu'au cours des dernières décennies, il avait été lui-même pris dans la dégradation progressive de tout discours politique un peu complexe, un peu visionnaire, privé dans le même temps de tout argumentaire un peu chiadé et qu'au-delà de dix mots à assimiler ou à produire, il plongeait dans un état de stupeur.
Il n'avait jamais rien connu d'autre que l'inconstance et tout cela comme le reste de toute façon, dans l'état de profonde dépression qui l'habitait nuit et jour et qu'on lui intimait de positiver, n'avait plus d'importance. 
 
5/10/2022

Toujours reclus dans l'obscurité de son box, l'animal domestique se languissait.
On lui avait permis  l'accès à quelques romans ayant remporté des médailles, romans dont il avait arraché les pages une à une sans pouvoir les lire et dont il avait fait, par souci d'économie, un usage sanitaire.
Il se languissait oui, il se morfondait, se décomposait, s'abêtissait sans y prêter attention chaque jour d'avantage, réduit pour  se changer les idées et les oublier, à regarder en boucle quelques séries transatlantiques dont il connaissait déjà toute l'intrigue, à consulter les divers taux des propositions de crédits renouvelables en ligne, à lire son horoscope, à signer des pétitions : pour une accélération des mesures d'expulsion, pour un arrêt immédiat des mesures d'expulsion, contre les travaux qui menacent la départementale 79, contre le transfert des panneaux d'affichage de la gare de Montluçon, pour l'interdiction de la consommation de topinambours ogm, pour un grand débat national sur la nouvelle cosmologie, entre autres, et, plus grave s'il en était, sincèrement convaincu maintenant que là était le vrai pouvoir et la liberté d'expression,
réduit à se faire de plus en plus passionnément juge et partie, commentant nuit et jour sept jours sur sept, disparaissant de plus en plus profondément dans le droit qu'il exerçait sans mollir de donner son avis sur toutes les prestations des créatures grouillant sur  son écran.
Tout, dans ce petite monde coloré qui parlait si fort et usait d'une dialectique assez simple, lui était devenu, perdu qu'il était au fond de son ennui mortel, presque aussi cher que ses propres proches qui étaient, comme lui, absorbés par les vies se déroulant devant leurs yeux un peu rougis par la lumière bleue, en une sorte d'intimité exaltée qui donnait un peu de brio à leur existence.
Il s'entendait donner son appui inconditionnel à des intervenants complètement inconnus, s'échauffer pour des querelles autour de la répartition des biens dans des divorces,  suggérer la mise au bûcher  amplement méritée pour des experts par trop déviants, s'adonner sans frein à des passions intimes déballées  devant lui, sexe et tout,  sa vie en dépendait, sa vie en dépendait, qui le faisaient  pousser des sortes de glapissements dont il entendait l'écho résonner comme dans  son propre caveau.
Tout se mélangeait dans sa pauvre tête, les hommes politiques, les femmes députées, les stars du cinéma, les vedettes de la chanson, vivantes ou disparues, les présidents des clubs philatélistes, les boxeurs professionnels, les enfants, leurs parents, les animaux, les femmes, les hommes, d'ici et d'ailleurs.
Il avait acquis une capacité extraordinaire d’absorption de tout sans distinction et sans broncher et plus il absorbait plus il absorbait, toujours persuadé, malgré de vagues accès de nausée, qu'il était, dans cette ingestion constante, pris lui aussi, comme eux tous, dans le mouvement  inéluctable vers le progrès.
On le lui répétait quotidiennement en venant lui passer sa pitance à travers ses barreaux.  Et on ajoutait pour le rassurer que tout ce qu'on lui faisait l'était uniquement au nom de l'amour.
Et  c'était vrai, ça, ça le rassurait.
L'amour, l'amour, en fait il n'avait jamais autant employé ce terme merveilleux que depuis qu'on lui avait arraché un œil. Quelque chose s'était brusquement éclairé alors et sans dire un seul mot, sans s'opposer, parce qu'il avait enfin compris ce qu'était la reconstruction positivante, il avait accepté que le petit Emmanuel mette sous écoute toute sa vie, de ses battements de cœur à sa pression artérielle, en passant par la fréquence de ses rapports sexuels et de ses pensées xénophobes.
La garde nationale l'avait fait sortir quelques instants de son box, et après le deux-mille-cinq-cent quarantième discours du petit Emmanuel lui décrivant ce à quoi il devait s'attendre  dans les mois qui venaient et comme l'amour jaillirait en lui sous l'influence de toute cette positivité, on lui avait greffé çà et là quelques puces.
Indolore, c'est ce que le petit Emmanuel lui avait dit, l'animal domestique n'avait rien à craindre, il venait à lui dans une consultation destinée à faire reluire sa plate-forme afin que s'ouvrent une forme de chantier délocalisé et d'enquête multipartite à laquelle tous devraient participer dans la joie, qu'il n'ait rien à craindre ni à espérer, nous allons vers plus de privation et de bien-être collectif, participer, participer c'était la clef,  faites-moi un peu confiance, je suis socialiste. 
C'est ainsi que le petit Emmanuel avait conclu ce deux-mille-cinq-cent quarantième discours avant que l'animal domestique ne soit à nouveau poussé dans son box sans avoir eu l'occasion d'en placer une.
La vie magnifique des autres, là derrière les écrans, sur laquelle il pouvait s'extasier ou cracher toute la bile accumulée depuis des lustres, était tellement plus stimulante, pesait tellement plus lourd que la sienne. La sienne, il n'en savait plus grand chose et c'était très bien.
L'animal domestique n'avait plus de questions à poser sur sa propre existence ni sur quoi que ce soit le concernant, plus de remarques à faire, plus de doute à émettre , il était libéré, déstructuré, déconstruit, émancipé jusqu'au trognon, enfin.
Il pouvait participer à n'importe quel grand débat interactif sur la réorganisation des principes fondamentaux de l'équité, ou pas, répondre avec docilité à des grandes consultations nationales, c'était tout pareil, il était devenu transparent à lui-même, tant qu'il ne pouvait plus que hurler ou éclater en sanglots mais sans plus savoir pour quoi ni pour qui.
Le petit Emmanuel, occupé à maintenir son teint hâlé et à bâtir ensemble n'avait pas pris le temps de prêter attention à la lente liquéfaction de son animal domestique, ni consulté ses groupes de pression et ses cabinets de conseil pour envisager des solutions consensuelles à ce malaise. Après tout, il n'était pas socialiste.
 
 
6/10/2022 

Depuis quelque temps circulait à bas-bruit une rumeur, d'aucuns osaient dire un constat, que, évidemment, immobilisés qu'ils étaient tous dans la grande ronde de la séduction, personne ne souhaitait dévoiler au principal intéressé.
Le petit Emmanuel changeait.
On l'avait plusieurs fois surpris se haranguant lui-même, marchant de long en large dans les diverses pièces vides de son palais, se levant brusquement pendant les repas et s'approchant de son invité de marque le serrer dans ses bras en commençant à dégoiser à son oreille, la plupart du temps sur des sujets qui restaient complètement obscurs quant à leur pertinence lors d'une visite diplomatique mais que tout le monde commentait en oscillant de la tête afin de n'introduire aucune contrariété, comme il avait été prescrit dès leur arrivée par les majordomes dans le hall lorsqu'ils avaient déposé leur téléphone et leur manteau.
Il semblait aussi avoir perdu toute notion de modulations de sa voix et parlait du matin au soir sur un ton de plus en plus haut-perché, épuisant pour son audience qui, là non plus, ne manifestait aucune réaction, même si parfois sa tutrice était tenue de mettre discrètement sous son brushing parfait son casque anti-bruit lorsqu'elle devait passer plus d'une demi-heure à ses côtés.
Plus inquiétante était l'apparition d'une étrange lueur qu'on avait vu surgir dans ses prunelles qui, non seulement avaient changé de couleur, devenant bleu dragée, mais lançaient des sortes d'éclairs par intermittence, ce qui exigeait de l'audience, pour ne pas se voir électrocutée, une vigilance de tous les instants et une capacité d'anticipation des décharges exténuante.
Il s'interrompait de plus en plus souvent pendant les diverses réunions de ses deux-cent-quatre cabinets et fixant au hasard un membre de son public de son regard fluorescent, lui demandait en tapant du poing sur la table : "Qu'est-ce que je viens de dire ?"
Tout le monde appréhendait ces moments.
Ce qui leur ramenait cependant un peu de cœur à l'ouvrage c'est qu'on savait que si l'un d'entre eux se trouvait jamais dans une situation pénalement indigeste pour quelque exaction ou autre forfait : agressions sexuelles, violences en tous genres, pots de vin, conflit d'intérêts etc. le petit Emmanuel ferait tout son possible, c'est à dire tout tout court pour le protéger et le garder près de lui, ce qui, comme ils avaient tous quelque chose à se reprocher, leur donnait tout de même du courage lorsqu'il s'agissait de le supporter en silence pendant des heures durant.
Pourtant malgré cet apparent consensus dans le mutisme, sa tutrice qui demeurait la seule à pouvoir encore lui adresser la parole sans blêmir, dut se résoudre à mener avec lui un entretien.
Elle profita d'un des rares moments où il était détendu, après sa séance d'UV hebdomadaire, pour mettre ces sujets délicats concernant son attitude sur la table, à côté de la tasse de chocolat chaud qu'elle avait elle-même préparée.
Elle mentionna donc tous ces changements, réduisant bien-sûr leur importance en les attribuant à son emploi du temps surchargé et au poids des responsabilités qui lui pesait sur les épaules journellement.
Le petit Emmanuel ne comprit pas du tout où elle voulait en venir. "Je ne comprends pas du tout où tu veux en venir ! J'assume. J'assume !" lui répondit-il.
Évidemment il assumait, cela ne faisait aucun doute, mais ne craignait-il pas que sa santé pâtisse de tous ces chantiers et de ces nouvelles méthodes auxquels nul n'était encore habitué et dont il était le seul à comprendre les tenants et les aboutissants ?
Il haussa les épaules et levant les yeux vers l'horizon lointain, répondit, comme se parlant à lui-même : "Je ne crains rien, je suis démocrate-chrétien." 

24/12/2022

Malgré les audits quasi quotidiens qu'il effectuait lui-même sur sa personne, mesurant dans les commentaires critiques de ses subordonnés, toujours positifs, l'impact historique de son passage dans la sphère : popularité interne et surtout externe, charisme, esprit d'entreprise, dynamisme, inventivité, qualité du réformisme, le petit Emmanuel manquait de quelque chose.
Le point sensible à cet égard était son ignorance, voire d'aucuns, rares, disaient parfois entre deux portes, son aveuglement, sur l'adéquation.
Le petit Emmanuel n'était jamais adéquat.
Il embrassait trop vite, souriait trop fort, se levait quand tous restaient assis, assumait des faits advenus dans d'autres temps, ne démordait jamais de rien, hurlait avec ferveur au moment des minutes de silence, faisait du shopping en sneakers hors de prix les jours de grand deuil national, parlait comme à des enfants aux chefs d'états subsahariens exaspérés par son arrogance, gesticulait en se déshabillant pour tenter de montrer son soutien à ce qu'il imaginait de la grandeur française en acte, comme un ballon gonflé à l'hélium flottant dans une atmosphère désertique, il dominait la scène mais ne sentait jamais à quel moment ni comment y intervenir.
Personne ne lui avait appris d'ailleurs, on peut donc difficilement le lui reprocher.
Ce qui pouvait aux yeux de certains passer pour une forme d'engagement dans l'hypermodernité n'était au fond qu'un cruel manque de connaissance des règles de la bienséance. Et comme nul ne se sentait le courage de le remettre à sa place, c'est à dire de lui ouvrir les yeux sur le bon ton, la patience, l'élégance, la discrétion, la pondération, l'humilité, et toutes ces qualités nécessaires à rendre n'importe quel individu à peu près humain, il continuait de croire en lui nuit et jour mais ne savait pas en quoi croire, soutenu en ceci par sa tutrice qui, elle non plus, ne maîtrisait pas pleinement les codes d'usage et faisait de son mieux.
Il caressait l'illusion de n'avoir qu'à s'agiter, qu'à parler fort des heures durant, qu'à décider de filer vers le sud ou vers l'est dans son petit avion supersonique afin de se présenter aux divers oligarques qui lui faisaient de l'ombre et leur dire leurs quatre vérités pour devenir une pièce maîtresse du grand et cruel échiquier international et on ne peut l'accuser d'aucun dilettantisme, il voulait de toute bonne foi représenter quelque chose, c'est sûr, mais il ne savait pas quoi et ça compliquait sa vie politique et personnelle.
On murmure que cette méconnaissance et cette impuissance à savoir au nom de quoi il exerçait sa fonction lui pesaient parfois si lourdement, surtout le soir, qu'il avait même été amené à se réfugier contre l'épaule de sa tutrice en lui demandant : "S'il te plaît, dis-moi qui je suis..."
Embarrassée pour répondre, car il faut bien avouer qu'elle-même, malgré toutes ces décennies à le modeler, à l'adapter, à le stimuler, à le suivre et à le devancer vers son apogée n'en savait pas vraiment grand-chose, elle avait immédiatement été chercher un Lexomil dans la pharmacie et en le lui posant sur la langue, elle lui avait dit : "Laisse le fondre, c'est plus efficace que de l'avaler."

28/02/2023

Tout essoufflé par sa course dans les longs couloirs du palais, suivi sur sa droite et sa gauche par les gardes du corps qui veillaient constamment, c'est à dire jour et nuit, sur sa personne, le petit Emmanuel entra brusquement dans la pièce des apprêts où sa tutrice se faisait refaire le portrait.
Elle était allongée sur un divan de velours aubergine, son torse enveloppé de grands oreillers en laine d'alpaga albinos et, un masque au camélia sub-saharien lui couvrant les yeux, elle tendait ses mains à la manucure. D'abord les cuticules, c'était fait, puis le limage qui était en cours et la pose du vernis, dernière étape à laquelle elle consacrait généralement une bonne heure et demie.
Sa tutrice sursauta en entendant le petit Emmanuel pénétrer sans même frapper dans son cabinet, enleva son masque en vérifiant si il avait cette fois songé à laisser les gardes du corps à l'extérieur puis, se redressant après avoir signifié d'une geste à sa manucure qu'elle pouvait prendre sa pause, demanda : "Ôte ton gilet pare-balle et assieds-toi. Que me veux-tu ?"
Le petit Emmanuel de toute évidence était dans un état d'excitation qu'elle connaissait bien mais qu'elle redoutait toujours : le moment des grandes décisions péremptoires, des caprices réformateurs, des comptes à régler ou des vengeances à assouvir.
Cependant avant d'intervenir, elle lui proposa de prendre le temps de se calmer en sirotant un thé japonais extrêmement rare qu'elle venait de recevoir puis prenant son pouls d'une main tendre, lui dit d'une voix réconfortante : "Bois par petites gorgées".
Les mains du petit Emmanuel tremblaient en portant à ses lèvres la tasse de Kabuze de Kobahiashi mais il reprenait progressivement son souffle, sa tutrice lui lâcha le poignet et lui dit : "Je suis tout ouïe".
"Je vais partir en guerre et une fois que j'aurai vaincu, je deviendrai Grand maître du Palatinat. J'y ai droit !"
"Bien-sûr, bien-sûr, acquiesça sa tutrice, tu y as parfaitement droit mais contre qui veux-tu partir en guerre ?"
Le petit Emmanuel la dévisagea, un peu surpris par sa question et par le manque de présence d'esprit qu'elle trahissait quant à la situation internationale. Il soupira légèrement, songeant sans lui en dire mot aux hautes compétences de la Tatie teutonne qui, elle, n'aurait jamais fait un commentaire aussi déplacé.
"Mais enfin, enfin, contre l'Homme des Steppes !" répondit-il du ton nasillard et contrit qui lui permettait en toutes circonstances de cacher quelque peu son mépris et son exaspération.
"Tu ne te souviens donc pas ?" ne put-il s'empêcher de lui demander. "Tu ne te rappelles donc pas comme il m'a traité alors que je tentais de le ramener à la raison ?"
Sa tutrice s'en souvenait, évidemment.
Il avait fallu faire intervenir une cellule de soutien psychologique d'urgence après cet épisode fâcheux et le petit Emmanuel de retour au Palais après sa visite, avait exigé qu'on lui fabrique une table ovale de trente-cinq mètres de diamètre, en marbre de Ruskeala, pour s'entretenir dorénavant avec ses homologues, ce qui avait été fait immédiatement et avait pour un temps permis de fléchir sa rancœur et son dépit.
"Je vais lui montrer qui je suis, commença-t-il à crier, je vais l'anéantir."
"Bien-sûr, bien-sûr" acquiesça sa tutrice, qui savait qu'il était impossible de le dissuader lorsqu'il était comme maintenant à deux doigts de prendre une décision catastrophique.
"De toute façon, se dit-elle, basculant légèrement sur son divan de velours aubergine, après tout, ces histoires de guerre, ce n'est pas mon boulot, je veux bien organiser les banquets et les sauteries diverses pour tes collègues mais je ne comprends rien à la politique internationale, ça change tout le temps."
Étant, à cause des moustiques et des serpents, restée à Paris pendant ses différents voyages sur le continent africain, elle n'avait que vaguement eu vent des succès diplomatiques nombreux du petit Emmanuel et imaginait qu'il savait ce qu'il faisait, après tout, il était Président.
Et il le répétait à qui voulait l'entendre : "Je suis Président, je suis Président".

Elle savait, il le lui avait murmuré un soir, qu'il avait hâte que ça s'arrête, c'était trop dur, toutes ces oppositions, c'était trop dur, ces huées et ces insultes, lui qui avait tant besoin qu'on l'estime à sa juste valeur, comment pouvait-il faire face à toute cette haine si injustifiée, à ces diffamations gratuites ?
L'humiliation qu'il avait subie de plein fouet par ce tyran bolchevique perdu dans les sphères septentrionales ne valait-elle pas une bonne destruction ? Ne devait-il pas en sacrifiant des bataillons entiers d'animaux domestiques prouver à ce semi-asiate aux yeux de félin qui menait la baraque ?
La Tatie teutonne en charge de toutes les guerres l'avait encouragé, ils en avaient parlé et il lui avait promis de la soutenir si elle le soutenait.
Il voulait la garantie qu'une fois son pays et beaucoup d'autres complètement détruits, il trouverait refuge dans les bureaux du Palatinat, au calme, là où il pourrait enfin décider de tout sans rendre de comptes, vêtu de beaux costards se promener dans des rues où personne ne le reconnaitrait ni ne le chahuterait et où ne régnerait pas cette odeur de purin qui l'accompagnait partout depuis quelques semaines. 
 Sa tutrice pensait déjà à autre chose, ayant à superviser un dîner au Palais avec 6745 invités de marque en l'honneur de l'ex-attaché culturel du Burundi. Elle lui tapota légèrement l'épaule et lui dit : "Bien, bien, fais comme bon te semble, de toute façon comme tu es entouré des meilleurs conseillers en tout qui ne te donneront jamais leur avis, tu peux y aller !".
 Elle soupira à son tour, se remémorant cette incongruité en son début de premier mandat, il n'était alors qu'un enfant mais tout de même, l'inutilité et l'absurde de sa soudaine décision d'aller bombarder ici et là en Syrie pour aider le chef des Amériques d'alors qui ne lui avait rien demandé. 
 Folie complètement injustifiée mais vite oubliée par tout le monde, caprice incompréhensible pour montrer que lui non plus n'avait pas froid aux yeux et qu'il portait aussi très bien l'uniforme.
 Ce qui le sauvait, du ridicule et d'autre chose, c'est que tout ça s'oubliait et que ceux qui avaient encore un peu de mémoire était rayés définitivement des sas d'accès au grand jour, réduits,autrement dit, au silence démocratique. 

 07/04/2023

  
Depuis plusieurs jours, le Palais était en effervescence. 
Chacun, tel une abeille ouvrière zélée allait et venait afin de satisfaire la curiosité du petit Emmanuel et son désir de réussite diplomatique totale : il allait être reçu là-bas, dans le pays du soleil levant ou presque, et tout devait être organisé afin que cette visite soit un succès à tous égards.
Le petit Emmanuel avait la ferme intention de ramener son homologue asiatique à des vues plus raisonnables sur les préséances internationales et à une saine prise en compte de la réalité de ses vrais patrons. Secrètement, et de ceci il ne dit mot à personne, il entendait surtout laver l'affront de sa dernière aventure eurasienne et de l'humiliation subie en bout de table en montrant au monde ce dont il était capable.
Il se mit donc à apprendre le chinois grâce à la méthode "Le chinois chez vous en trois semaines", à s'enquérir de l'histoire ancienne et plus récente de ce curieux pays, il frémit d'excitation lorsqu'on lui narra l'épisode des Quatre nuisibles, pensant que cette idée était vraiment une idée en or et qu'il allait certainement en tirer parti sous peu, il apprit à manger proprement avec des baguettes, sur les conseils avisés de son ambassadeur il entreprit une brève rééducation afin de juguler son besoin presque incoercible de prendre tout le monde dans ses bras etc. etc.
A tout cela, il s'appliqua.
Tout allait merveilleusement bien, il sentait qu'il tenait là quelque chose d'important, de fondamental plutôt, pour l'avancement de sa carrière à l'étranger et cette perspective lui permit d'oublier les incidents mineurs qui semblaient s'être répandus sur le pays.
Il soupirait de plus en plus fréquemment ces derniers temps, se demandant pourquoi il avait à endosser une telle fonction auprès d'un animal domestique si barbare, si ignare des subtilités du grand libéralisme, toujours insatisfait, paresseux, alcoolique, drogué, pédophile, illettré, jaloux, menteur, brutal, ingrat, radin, blasé etc. etc.
De-ci de-là, on lui fit part de quelques éclats sur la place publique et il dit : "Franchement voyez ça avec qui vous savez, personnellement je n'en ai rien à foutre"
Et ce fut fait.
Sur le plan de la compétence de ses subalternes, tous vigoureux et pleins d'appétit, il devait admettre qu'il était servi. Tous se montraient fidèles, sauf certains, bien policés et gentils, tous bien à l'écoute, et une fois qu'il leur avait laissé carte blanche pour les diverses déconstructions, il savait qu'il pouvait compter sur eux.
Il confiait aux filles la fonction traditionnelle d'amuseuses publiques, de toute façon, elles ne savaient rien faire d'autre et le noyau de ses troupes de choc pouvait ensuite passer à l'attaque.
Il recevait régulièrement des nouvelles des divers fronts du changement où il était engagé, toujours bonnes, et ça suffisait.
Après tout, il n'était pas payé pour gouverner !
Dans son lit, chaque matin, il s'éveillait de plus en plus nerveux, le jour du grand voyage à l'autre bout du monde approchait.
Il s'appuya comme à l'accoutumée sur sa tutrice pour le choix des costards divers à mettre dans ses valises. Même comme signe de respect pour la culture, elle lui déconseilla le port de vestes avec certains cols, déjà accaparées par d'autres dans son entourage et qui pourraient prêter à confusion quant à ses engagements idéologiques. Il sourit tendrement devant sa naïveté et lui répondit : "Ne t'inquiète pas, tout le monde sait que je suis Écologiste !"
Il allait incarner l'élégance française une fois de plus, qui sait peut-être en profiter pour pouvoir vendre l'usufruit de ses fleurons à ses amis hommes d'affaires asiates.
Tout palpitait dans les couloirs, il l'avait clairement dit haut et fort, c'était le plus beau jour de sa vie.
Quelques heures avant le départ, alors qu'il répétait une dernière fois "Nuit de Chine" qu'il comptait chanter au dessert, sa tutrice fit irruption dans son salon de musique, un peu essoufflée et apparemment très émue : "Il faut absolument que nous nous entretenions" lui dit-elle. 
Il lui répondit : "Oui, entretenons-nous, je répéterai plus tard"
Il s'assirent côte à côte sur un petit sofa qu'elle avait elle-même fait recouvrir d'un joli satin mordoré et qu'il aimait beaucoup, elle lui prit la main et la serra contre son cœur.
"Emmanuel, je viens de recevoir un appel extrêmement important !"
Il fut un peu étonné de ne pas avoir été contacté en personne mais n'en souffla mot.
"De qui donc ?"
"De tes oncles du Palatinat, ils veulent que ta Tatie teutonne te joigne dans ce périple vers l'Orient ! "
"Mais pour quelle raison, il était prévu que je puisse faire de la diplomatie en solitaire !"
"Justement, et là elle baissa la voix, serra un peu plus fort sa menotte, justement, ils craignent le pire si comme à ton habitude, tu te montres trop diplomate et les enjeux sont trop importants pour courir aucun risque, elle est beaucoup plus aguerrie aux manipulations que toi, plus méchante, plus calculatrice, plus vicieuse, et mieux payée, elle fera donc un bien meilleur travail."
Disons-le, le petit Emmanuel n'encaissa pas bien la nouvelle.
Il avait eu l'occasion plusieurs fois de côtoyer sa Tatie teutonne dans divers dîners et éprouvait envers elle une sorte d'effroi. Il savait d'autre part qu'elle était la chouchoute de ses oncles du Palatinat depuis qu'elle s'était montrée si zélée dans l'autocratie sanitaire et la stimulation anti-slave. 
Mais il allait de soi que sa présence allait gâcher ce séjour si attendu, qu'elle allait vouloir occuper le devant de la scène à tout prix.
"Que va-t-il alors me rester à part ces foules d'autochtones qui menacent de me décapiter parce qu'elles n'entendent rien à mon art ?"
Sa tutrice qui évidemment l'accompagnerait lui susurra à l'oreille : "Si elle fait tout le boulot à ta place, nous aurons tout notre temps pour aller manger des nems !"


11/06/2024

Le petit Emmanuel entra dans l’alcôve comme une bombe.
"Ma tutrice, hurla-t-il, ma tutrice, pourquoi ne m'aiment-ils donc plus ?"
Et c'était une remarque parfaitement justifiée, personne ne l'aimait, même parmi ses anciens camarades de jeu il faut reconnaître qu'on pouvait observer depuis quelques temps une baisse d'enthousiasme qui se manifestait par certains bâillements lors de ses allocutions ou par un manque d'entrain lors des séances obligatoires pluri-quotidiennes d'applaudissements.
Tous cependant s'accrochaient à leurs prérogatives comme les moules au rocher du pouvoir et de ses falbalas et donc tous développaient des stratégies de plus en plus subtiles pour continuer malgré l'ennui à bénéficier de ses largesses.
Excepté, bien-sûr, sa tutrice qui, elle, demeurait fidèle à elle-même dans son isoloir, essayant et réessayant ses robes, commandant et recommandant des centaines de couverts en argent, tentant d'aménager des soirées dignes des grandes heures de la monarchie absolue et de ses éclats.
Elle aurait dû être reine. C'est tout. Elle s'évertuait à le prouver jour après jour, souriant et souriant encore de toutes ses dents à chaque commémoration, à chaque remise de médaille, totalement identifiée à son rôle. Elle sollicitait l'attention de quelques-unes de ses collègues à l'international, parfois assez maladroite dans la maîtrise du protocole mais si créative dans les modalités originales de ses réceptions qu'on lui pardonnait presque ses impairs. Après tout, n'était-elle pas seulement une parvenue, un exemple de l’ascenseur social aménagé pour certains de ses enfants par la république et qui, une fois pris, ne redescendait jamais si on savait se faire des relations et sur quelle touche appuyer pour rester dans la cabine.
Il y avait cependant eu quelques indices avant-coureurs de la déliquescence de l'audimat mais cela faisait partie du jeu et le petit Emmanuel de toute façon, était incapable de percevoir aucun signe donné par quelqu'un d'autre que lui-même. Tout allait au mieux. Jusqu'à ce récent retour, si cruel, de manivelle qu'ils avaient pris tous deux en pleine face, prêts à faire leurs valises pour émigrer vers les Iles Caïman en cas d'insurrection et se pinçant l'un l'autre pour se persuader que la messe était peut-être dite et qu'il allait falloir chercher des lieux d'exercice hors du territoire hexagonal.
Le petit Emmanuel continuait pourtant aux yeux de sa tutrice à faire bel effet : "Quel merveilleux rhéteur, quel sophiste débridé !" disait-elle à sa manucure, grignotant quelques petits macarons tout en repassant en boucle sur son ordinateur portable sa treizième déclaration hebdomadaire, celle où il portait son si joli costume bleu nuit et où les maquilleuses avaient vraiment fait des miracles pour lui donner le teint frais.
"C'est curieux tout de même, poursuivait-elle, qu'il n'ait pas encore fait l'objet d'une tentative d'assassinat, il est impliqué, téméraire, décidé à escalader encore un peu les marches du népotisme, celles de l'oligarchie, de la tyrannie évidemment si besoin et toutes les autres, en se montrant, en plus d'être un diplomate visionnaire, un chef de guerre accompli !"
Il lui avait confié, un soir, en sirotant un bourbon prestigieux à la santé de ses oncles d'Amérique, qu'il adorerait quitter la scène publique locale en fanfare, au roulement des tambours des grandes catastrophes planétaires dont il avait la prérogative et il ajouta pendant qu'elle l'embrassait sur le front, qu'il se sentait l'âme d'un Alexandre le grand post-moderne. Elle était entièrement d'accord.
Bien-sûr, l'histoire étant toujours ingrate avec les leaders charismatiques lorsque la vérité sort enfin laborieusement du trou, tous deux ignoraient encore qu'ils resteraient dans les annales comme le couple présidentiel le plus haï de toutes les républiques depuis la première.
Ils l'ignoraient parce qu'ils travaillaient main dans la main, sous l'œil sagace de leur tatie du Palatinat pour l'avènement du changement et que le petit Emmanuel n'avait comme seul projet politique que la ferme intention de devenir le chef de ce changement à l'échelle mondiale et même plus loin.
Dans le mouvement incessant de leur ascension vertigineuse, balisée de décisions aberrantes, de ruines à peine identifiables et de déclarations inintelligibles, qui laissait comme une odeur de sulfate derrière elle, ils n'avaient pas le temps ni la force de regarder autour d'eux, enclos qu'ils étaient dans la forteresse de leurs fantasmes devenus réalité et dans la griserie que procure le pouvoir, son exercice et surtout ses abus, griserie toujours renouvelée à chaque choix décisif impliquant les reprises en main, la conservation relative ou plus simplement la totale disparition de tous ses administrés auxquels, quoi qu'il arrive, il survivrait de toute façon.
Il était protégé, en sus des cabinets anglo-saxons et des négociants de couteaux suisses complètement globaux qui le guidaient, par sa légende locale soigneusement entretenue, le matraquage de ses portraits dans tous les magasines d'état, de dos, de face, de profil, les descriptions hebdomadaires des différents atours de sa tutrice, sa biographie tout imprégnée de son excellence et des limites inatteignables de son intelligence exceptionnelle.
On avait pris l'habitude de croire que lorsqu'on ne comprenait pas bien la logique de ce qu'il décidait, et il décidait sans arrêt, qu'une certaine toute-puissance machiavélique l'animait, le considérant comme une pointure de subtilité stratégique et d'anticipation habitée par des démons manipulateurs.
C'était tout à fait faux. A l'image de tous les débris de matière grise dont il avait fait sa spécialité de s'entourer, le petit Emmanuel était simplement un peu bête, au sens où rien de ce qu'il disait, imposait, assurait, promettait, n'était vraiment issu de sa propre réflexion ni de son génie politique mais lui était envoyé comme consigne par textos.
Rien de ses tocades n'était inscrit dans une anticipation des enjeux, à part celle de mettre au mieux le bordel le plus complet, dans une perspective à moyen ou long terme.
Sous sa calotte crânienne ne bouillonnait aucun autre projet que sa maintenance en haut-lieu, de plus en plus haut même si le lieu lui-même était encore assez peu délimité et si il ne savait toujours pas qui et surtout quoi il était supposé y promouvoir à part lui-même.
Dans ce vide abyssal où il errait et où son unique capacité était celle d'offrir en cascade plein de passages à l'acte incongrus qu'il cherchait à faire valoir comme du courage politique, sa seule arme était ce qu'il savait dire, et il le disait, exigeant d'être vu et revu et re.revu par son patronat, par sa patrie, par son peuple, par ses vassaux et ses ennemis, par les étrangers, les vieux, les agonisants, par les adolescents, les minorités, les laboureurs et leurs enfants, les habitants de Vézon la romaine, ceux du quartier Tabarre à Port au prince, tout ce monde flou pour lui mais tellement éducable qu'il menait depuis des années de son pas ferme vers leur transfiguration positive.
Immunisé aux conséquences, n'ayant que son verbiage pour se donner du corps et fixant la ligne bleue ultra-vosgienne à l'horizon, il leur offrait avec générosité le flux incessant de sa logorrhée bénie des dieux du marché, érigée au cours de toutes ces années en une forme de délire monomaniaque et que quiconque écoutant un tant soit peu ne pouvait qu'entendre résonner comme une conque.


11/06/2024 

 Il était devenu en quelques jours tout vert. Verdâtre, plutôt. Il tournait sans interruption dans les deux-cent-trente pièces du Palais, suivi d'assez près par ses quatre gardes du corps et maugréait. 
"Cesse de maugréer ! lui avait suggéré sa tutrice, parle-leur, ça devrait finir par s'arranger !"
Mais elle savait que c'était cuit, elle avait discrètement intimé l'ordre à ses femmes de chambre de tout mettre dans des valises, des coffres,  des containers, elle était fermement décidée à ne rien laisser à leur successeur de tous ces jolis colifichets accumulés au cours du quinquennat et quelque.
 Le soir elle accueillait le petit Emmanuel dans son giron et le travaillait au corps afin qu'il accepte enfin la dure, l'injuste, la terrifiante réalité. 
"Dis-toi bien que nous avons de quoi assurer nos arrières off-shore et que la Floride est un très joli département" 
"C'est vrai" répondait-il. 
"Dis-toi bien qu'il y a encore peu de temps, tu aurais été décapité tout de même !" 
"C'est vrai" répondait-il. 
"Dis-toi bien que rien de tes exactions, de tes compromissions, de tes corruptions, de tes mensonges, de tes lâchetés, de tes décisions fumeuses, de tes innombrables ratés diplomatiques ne sera jamais sanctionné d'aucune façon !" 
"C'est vrai"  répondait-il 
"Dis-toi bien que d'ici quelques heures, plus personne ne se souviendra de ton nom, ni des raisons pour lesquelles tu es déchu, ni de rien !" 
"C'est vrai " répondait-il 
"Dis-toi bien qu'ils ont déjà trouvé quelqu'un d'autre à lyncher et que c'est la seule vraie vérité : l'amnésie totale, l'amnésie partielle, la passion de l'ignorance et celle d'être du côté des justes sans jamais devoir dire ce qu'est la justice."
"C'est vrai " répondait-il 
"Dis-toi bien que déjà, plus personne parmi tous ces déliquescents ne pense cinq secondes à ceux qui les ont fait entrer dans l'arène, tu sais, ceux avec lesquels tu as tant joué tout ce temps !"
"C'est vrai" répondait-il 
"Dis-toi que tu n'existes déjà plus pendant qu'ils se déchirent pour savoir qui est du côté de l'histoire, comme si l'histoire avait un côté et que personne, tu m'entends, personne n'a aucunement le souci d'avoir été élu et de représenter qui que ce soit à part lui-même, enfermé dans le petit corset de ses affirmations démagogiques, de ses dogmes idéologiques vaseux et de ses appartenances radicales momentanées !"  "C'est vrai" répondait-il 
"Dis-toi bien que tout ça c'est de la soif, de la soif de pouvoir, et crois-moi,  je sais ce dont je te parle. De la soif de règne, de la soif de fiction et de couverture médiatique dirigées du ciel global du Palatinat où les top jobs se rassemblent pour te regarder te noyer."
"C'est vrai" répondait-il. 
Le petit Emmanuel sortait de ces cours de catéchisme en pleurs. 
Il aurait tant voulu devenir chef de la Grande Armée de la paix, comme sa tatie le lui avait promis. Il sassait et ressassait sans fin, se regardant des heures entières dans les innombrables miroirs du Palais, se trouvant pourtant, disons-le , encore très avenant. "J'ai pourtant bien vieilli."  soupirait-il. 
Il tentait régulièrement d'appeler ses partisans, ses alliés, ses ministres, ses serviteurs, ses collègues, ses supérieurs afin de trouver un peu de réconfort dans leurs paroles de soutien. 
Niet, nada, queudal, rien, personne ne répondait et toutes les sonneries restaient plantées dans l'espace satellitaire faisant résonner à ses oreilles le bip bip de l'abandon. 
"Suis-je donc si seul ?" 
Évidemment.
 "Moi qui avais pour ce pays un projet de destruction totale que vantait  Bloomberg et dont même Larry approuvait la délicatesse ! Que s'est-il passé ?"
Il continuait de maugréer, partait soudain dans des envolées paralogiques magistrales, certain que même son plus terrible ennemi côté rhétorique et harangue fanatisée serait laissé sur le plancher puis, tout aussi brutalement, s'effondrait en larmes dans un coin lambrissé d'un salon. 
"Au moins,  au moins, se disait-il en comparant son charisme  allocutoire à d'autres, je ne porte pas des vestes  à col créoleo-trotskistes et je n'ai pas les yeux qui sortent autant de leurs orbites quand je discours" 
Bien-sûr il entendait les bruits de la rue, ça semblait chauffer dehors mais il était soulagé par le fait que personne ne le désignait plus comme la bête à abattre. 
Après-tout, face à ce nouvel échiquier dont il avait lui-même dessiné les cases, il allait peut-être s'en sortir sans trop d'encombre, tout le monde ou presque continuait de lui accorder une capacité de magouillage  et d'anticipation hors-pair et une force intellectuelle hors du commun. Il savait, au fond de lui, que c'était très surfait et que la seule chose qu'il maitrisait était l'enchaînement de clichés verbeux qui exerçaient leur pouvoir soporifique sur la masse de ceux qui n'étaient pas grand chose. 
"Si j'accepte de rester à mon poste encore un peu, ce ne sera pas plus compliqué de commander et de détruire tout le bazar qu'avec les bras cassés et les matières grises décolorées qui m'entouraient jusqu'alors. Je pourrais encore appuyer sur le bouton, après tout, c'est ça qui compte, je m'étais juré de pouvoir jouer au Général, au Guide suprême, au Duce, au Führer, au Caudillo, etc." 
Fuir, rester, il hésitait, ayant le projet depuis longtemps de se réserver du temps pour écrire lui aussi un roman érotique autobiographique et pratiquer le jet ski d'une façon plus régulière. 
Partir, revenir, repartir, d'autres que lui ayant tant de mal à quitter les feux de la rampe et leur chambre d'écho sur l'infini l'avaient bien fait et n'en étaient pas morts. 
Le petit Emmanuel n'avait pas la moindre notion  de ce que pouvaient être le ridicule, ni le déshonneur, ni la fatuité. 
Comme tous ceux qui faisaient tourner la grande roue des partis et cracher les animaux domestiques dans le bassinet de leur mission politique, il n'avait pas non plus idée de ce qu'étaient les gens. Donc, au fond, tout allait bien dans le monde parallèle des centralisations inébranlables, de l'engagement idéologico-sectaire rémunéré, des hoquets globalistes et des obsessions d'ascension consanguines.
 
02/07/2024
 
"Est-ce qu'on m'a bien vu ? " demanda le petit Emmanuel à sa tutrice, à peine assis dans les sièges confortables de l'avion spécialement affrété pour le survol de l'océan Atlantique qui les ramenait au bercail.
Elle se contenta de lui sourire d'un air compatissant.
Sa prestation en effet l'avait en partie déçue, la vedette lui ayant très clairement été volée par son grand-oncle du Palatinat qui avait attiré à lui tous les regards par sa performance rhétorique exaltée.
Elle soupira, se demandant en silence si elle n'avait pas choisi le mauvais cheval, trop impulsif, trop nerveux, et si elle n'aurait pas été plus à sa place comme Première dame de la nation la plus exceptionnelle du monde. Le terme si poétique de "Première dame" lui-même lui arracha un léger geignement mais elle baissa la tête, remis en place du bout des doigts sa perruque et offrit un Kinder bueno au petit Emmanuel qui jouait à sa Nitando en poussant de petits cris d'excitation.
"Je hais la politique intérieure, lui dit-il la bouche pleine, je hais les constitutions, je hais les ministères, les assemblées, je hais la présidence de ce pays, je vais demander à en changer, je veux devenir Prince du Lichtenstein."
Les derniers temps, ce pays qu'il présidait encore un peu mais dont il avait souvent du mal à se rappeler le nom, avait en effet été une source de grande amertume et il s'était résigné, avec l'appui de sa tutrice, à mettre sa main au feu.
"Je vais tous les faire sauter !" s' était-il écrié un matin en sortant de son lit.
"Je les hais, je les hais, je les hais !!!"
"Je vais les dissoudre, un par un, tous ensemble, je vais rebâtir un nouveau palais ailleurs, dans une contrée plus belle, plus riche, plus civilisée et qui parle anglais."
Tout le monde, animaux domestiques compris, avait crié à l'imposture face à cette décision prise si rapidement, si brutalement et dans laquelle personne ne voyait la moindre once de logique politique. Il les avait tous rassurés en leur disant qu'ils avaient tout leur temps mais qu'il y avait urgence.
En plongeant son regard bleu-nuit dans l'épaisseur des nuages, il pensait à tous ceux qu'il allait devoir retrouver une fois son palais regagné, il pensait aux interminables couloirs, aux heures d'inactivité qui le plongeaient dans un ennui profond dont il ne pouvait s'extraire qu'en usant de son tonifiant favori. Il pensait à la foule de ses ministres, à tous ceux qui tapaient aux portes avec leurs petits poings afin de prendre sa place.
Il avait appris chaque détail des trahisons multiples qui touchaient les rangs déjà fragiles de sa coterie. Il avait trouvé tout ça extraordinaire d'intelligence tacticienne. "Je n'aurais pas fait mieux !"
" Bon débarras, je les garde donc tous !"
Il comparait cette meute à l'ordre digne et si impressionnant de ses vingt-neuf compères du Palatinat, avec leurs costumes si bien taillés, avec leur impassibilité, leur cynisme et leur détermination à en finir une fois pour toute avec le monde vivant. "Voilà, voilà, tutrice, ce sont des hommes, des vrais, se révoltait-il, as-tu vu comme le directeur du Palatinat est grand, élégant, comme il est compétent ? Je vais lui demander de me rejoindre au gouvernement et je le nommerai Ministre des anciens combattants"
Sa tutrice, le sentant à cran, n'osa pas le contredire en lui apprenant que ce ministère avait, comme tous les autres, été renommé, et elle se dit que, de toute façon, dans le contexte actuel, il serait de bon aloi de le renommer de nouveau.
"Comment hésiter, comment souhaiter revenir dans ce pays où tout a été détruit et où je n'ai plus rien à me mettre sous la dent question carrière, inaptitudes en tous genres et démagogie ?"
 
 

 
20/07/2024 


C'était trop.
C'était insupportable !
C'était injuste, injuste, injuste !
"Je devais être le chef en chef du monde ! Ils me l'avaient promis si je démantelais tout proprement ! Je l'ai fait, je l'ai fait ! J'ai tout détruit, liquidé, j'ai ôté jusqu'à la dernière bouffée de conscience morale de leurs esprits vénaux et regarde le résultat ? On me demande de quitter la scène, de me faire oublier !"
Le Petit Emmanuel, caché dans le grenier de sa résidence d'été du Port de Briançon observait les divers tripatouillages qui s'effectuaient en pleine lumière, cuisine dont jusqu'alors il était persuadé avoir l'exclusivité, une sorte de spécialité, de talent, de don inné pourrait-on dire !
Eh bien non, il voyait douloureusement la réalité de ce qui continuait de s'effectuer sans lui, en mieux en fait, comme si tout son labeur, toutes ses heures consacrées à maintenir le niveau de puanteur à un seuil stable de nuisance, un travail quotidien, exigeant une maîtrise de la duplicité parfaite n'avaient servi à rien.
Comme si il avait été le simple jouet d'une machine fonctionnant en autonomie et nourrissant les velléités de pouvoir et les prérogatives de tous les pourris, les véreux, les corrompus, les serviles sans même avoir besoin d'aucune figure de marque pour la guider dans la bonne direction.
Il en pleurait de désappointement !
"Regarde ma tutrice ! Regarde comme ils ne comprennent rien au système de la représentativité ! Regarde comme ils ne la prennent plus que comme une affaire de personnes, regarde comme ils ont installé un immonde esprit sectaire dans tous les couloirs de nos belles institutions, regarde ma tutrice comme ils ont vite appris à évacuer toute forme d'honneur et de dignité, toute intelligence du monde politique ! Je n'aurais pas fait mieux, tu le sais ! Je suis dépassé par cette pègre sans gratitude !"
Et il pleurait, et il pleurait.
Chaque nouvelle de sa capitale était pour son orgueil un nouveau choc à encaisser.
"Ils ont réélu cette affreuse qui me répond comme directrice des débats !"
Et c'était vrai, tous en chœur ils avaient reconduits au siège près ce qu'ils s'étaient fait un devoir d'éliminer à chacune de leur prise de parole sur la platitude des écrans mais ça n'avait plus d'importance.
Le coup le plus insupportable pour lui avait été la nomination pour l'éternité de sa tatie teutonne, nomination sur un programme sans surprise de destruction absolue de fuite en avant guerroyante et d'asservissement de tout ce qui dépassait.
On connait le goût pour l'ordre de ces gens d'Outre-Rhin !
Sa tutrice ne put s'empêcher de lui rafraîchir la mémoire : "Mais mon chéri, (Lorsqu'elle l'appelait "mon chéri", une sérieuse mise au point suivait généralement.) Mon chéri, tu sais pourtant comment ça marche, là-bas chez les Belgae, il suffit de leur offrir quelques places gratuites à Euro-Disney pour qu'ils vous mangent dans la main ! Tu sais aussi comme ta tatie teutonne excelle dans la distribution de pot-de-vin, tout ça ne devrait pas te surprendre !"
Le petit Emmanuel sentait bien que l'affaire européenne lui échappait, à lui qui avait tant misé et œuvré et prié pour en faire un immense pays unique et grandiose avec ses merveilleuses six-cent-vingt-quatre régions toutes diverses et incluses dirigées de main de maître par une équipe de technocrates augmentés.
Il enrageait, ayant tant espéré pouvoir créer cette armée genre napoléonienne mais en plus postmoderne !
Et surtout, surtout, en devenir le Chef, le Chef des armées de l'anéantissement !
Le regard perdu au loin sur l'horizon, il soupirait encore et encore.
Sa tutrice évidemment était un peu inquiète et avait pris la peine de contacter son homologue transatlantique pour obtenir quelques conseils : "Hello ! What's up?"
"Comment faites-vous pour le persuader de rester dans la course ?" lui demanda-t-
elle.
"Mais la situation est totally different !" lui avait répondu, assez sèchement, son homologue transatlantique. "He is complètement sénile, il fait ce qu'on lui dit même si il ne sait pas ce qu'il fait !"
La tutrice raccrocha, dépitée par le manque d'empathie et par le niveau d'indifférence à la misère humaine du monde politique en général mais elle ne se découragea pas et approchant du petit Emmanuel encore perdu dans ses rêveries désabusées lui dit : "Écoute, reprends-toi, ce n'est pas ta première dépression isn't it? N'oublie-pas que tu as encore deux bonnes années pour faire n'importe quoi et tous les emmerder ! Allez mets ton joli blouson et ta casquette, sortons nous faire reluire, je t'offre une glace !"
 
 
30/07/2024 
 
"De quoi ?"
Le petit Emmanuel en était devenu tout vibrant d'exaspération.
"De quoi ?"
Ses conseillers lui avaient distillé les nouvelles une à une à voix basse et sincèrement, il n'en croyait rien.
"De quoi ?"
Pourtant si, pourtant si, ça n'avait pas vraiment plu à la surface du globe.
Et de lui fournir quantité de brochures, d'extraits de podcasts en Birman, en Cornique, en Basque, des quantités de gros titres, venus de divers angles du monde, Asie, Afrique et tout le tremblement qui montraient, puisque c'était nécessaire, que l'ensemble de la planète était plutôt refroidi par ce que le petit Emmanuel longuement muri et anticipé comme le spectacle le plus incontestablement parisien, le plus foutrement innovant de tous les spectacles depuis le début des temps.
Il en connaissait toutes les étapes par cœur, ayant lui même planché sur chacun des thèmes, chacune des interventions et non, vraiment il ne voyait pas ce qui pouvait les défriser là-dedans.
C'était novateur, novateur et novateur.
C'était complètement inclusif.
De toute façon, qu'ils se la mettent tous où ils voulaient, c'était ces gabegies de travestissement qui l'excitaient et il avait bien précisé au petit factotum que rien de la norme si ennuyeuse et de l'histoire si hétéronormée de ce pays dont il ne se souvenait plus du nom, qui avaient été en vigueur depuis beaucoup trop longtemps ne devait être perceptible.
Le petit Emmanuel en faisait une affaire personnelle, comme tout ce qu'il décidait jour après jour, et il avait décidé de transformer cette cérémonie, un peu coûteuse, il en convenait, mais on a rien sans rien, en hommage à sa tutrice bien-aimée.
Le petit Emmanuel ne voyait jamais au-delà de la sphère révolutionnaire du changement, sphère somme toute assez restreinte, de ceux qu'il avait choisi et dans les banquets et les festivités quasi quotidiennes qu'il organisait avec sa tutrice au Palais, il ne s'enquérait jamais des avis des invités.
Quelle fût donc sa surprise lorsqu'il appris que ça n'allait pas fort partout ailleurs et que les prouesses de ses artistes anémiés payés les yeux de la tête et plus n'étaient certes pas du goût de tout le monde.
"De quoi ?"
Cette sorte de retour de manivelle n'avait pas du tout été anticipé et il avait beau savoir que ses lampistes lui arrangeraient une bonne pirouette pour le sortir de là, c'était rageant, rageant et rageant de voir à quel point il était une fois de plus méconnu, mal compris, dénigré par toute cette population conservatrice qui le huait et se rebiffait contre la délicatesse pourtant évidente de son bon goût et de ses choix esthétiques et prosélytiques.
"Je sais comment traiter les majorités, qu'ils ne l'oublient jamais, j'ai fait mes preuves et ma Tatie teutonne prépare pour la rentrée un bel outil d'enfermement des récalcitrants qui sera pour l'ordre et la tolérance une avancée fulgurante"
Il enrageait, il bavait légèrement d'amertume. Il allait encore falloir s'excuser, il allait encore falloir s'adresser à son peuple pour éduquer et encore éduquer à ce tournant anthropologique majeur qui mettrait uniquement des eunuques et des invertis bien montés à la tête de tous les projets culturels pour le reste du millénaire.
"Je vais réécrire la constitution, tu vas voir ma tutrice !"
Sa tutrice, lorsqu'il lui déploya un à un les changements radicaux qui se préparaient, se sentit toute chose et lui demanda si il avait prévu d'y adjoindre les figures de la répression pour les lents et les insubordonnés de tous bords.
"Ils ne sont pas de tous bords, Tutrice, ils sont tous d'extrême-droite et je suis depuis quelques heures centre-gauche."
"Oui, bien sûr mais as-tu pensé à rafraîchir la mémoire de la réaction et à lui suggérer ce qui lui pend au nez en conviant ce bel outil qui permit dans nos heures les plus performantes, de mettre toutes les têtes dans le même panier ?"
Et il fût ravi de cette généreuse idée, de ce rappel subtil des grandes heures de l'effroi, et il lui jura qu'il ne manquerait pas d'insister auprès du groupe de scouts progressistes en charge afin qu'ils intègrent l’esthétique et la perspective bienfaisante de la terreur dans leur prestation fédératrice atemporelle.
 
 23/11/2024
 Ce matin on percevait comme d'intenses vibrations dans l'air du Palais, de haut en bas, de gauche à droite, les portes claquaient, des ordres étaient lancés à la domesticité qui s'agitait avec un zéle augurant une visite de pontes qui ne laissait aucune place au moindre faux pas. Tout devait rutiler, tout devait péter la forme, tout devait être exquis, tout devait être à l'image de cette perfection française que le monde nous avait envié il y a quelques décennies, ou plus.
 "Mais qui donc nous rend visite ?" entendait-on, dans chaque couloir, les loufias s'interroger.
 Seuls parmi eux quelques rares initiés savaient à qui ils allaient avoir affaire et on pouvait les identifier aisément à l'âpreté du ton avec lequel ils donnaient les ordres, les consignes, les injonctions, les prescriptions et tout le tra la la : ils savaient que du total succès de cette visite tant attendue, leur carrière dépendait.
 Ce qu'ils ignoraient, par contre, c'est qu'aucun de leur effort ne serait noté par ceux qui en ce moment même atterrissaient sur la piste privée du Palais dans leurs petits jets hyperrapides, s'engouffraient dans des limousines rutilantes de marque asiatique, encadrés de très près par des dizaines de gardes du corps puis, les uns après les autres, montaient les marches et serraient enfin la main du petit Emmanuel et de sa tutrice qui les attendaient sans broncher dans la froidure depuis plusieurs heures.
 Cette dernière avait convoqué le petit Emmanuel très tôt dans la matinée pour faire le point :"Ecoute-moi attentivement et cette fois fais l'effort de comprendre ce que je t'explique !"
 Le petit Emmanuel avait bien perçu quelques signes d'exaspération dans le ton pourtant policé de sa tutrice mais il était beaucoup trop inquiet par les dernières nouvelles pour vraiment s'arrêter sur un tel détail. 
 Il l'interrompit : "Ma tutrice, crois-tu que nos forces sont suffisantes pour bloquer ces hordes de ruraux ? J'ai entendu dire qu'ils déversaient une nouvelle fois leurs immondices un peu partout, crois-tu qu'ils pourraient avoir accès à l'escalier où nous allons recevoir nos hôtes de la Société Grande Ouverte et de toutes les autres Oeuvres Caritatives Globales ?"
 "Ne te formalise pas pour si peu, tu sais comme nous avons réussi à leur clôre le bec la dernière fois, il suffit de les calmer en leur faisant avaler la pilule des réformes que nous n'allons pas faire. Il y a beaucoup plus grave pour l'instant, crois-moi et je te demande de t'asseoir et de retenir ce que je vais te dire !"
 Le petit Emmanuel, soulagé, s'assit donc, et croisa ses menottes sur ses genoux en signe d'attention.
 "J'ai eu quelques retours fâcheux sur ta dernière visite à l'Ouest, tu ne sembles toujours pas avoir compris que même quand personne ne te filme, ce qui est rare, tu es filmé quand même et que tes propos font le tour de la terre à toute vitesse, quels qu'ils soient !"
 "Oh, ma tutrice, tu ne vas pas me rabattre les oreilles à cause d'un petit gros mot de rien du tout tout de même, et d'ailleurs qui se préoccupe des manoeuvres électorales de ces indigènes, je n'ai fait que dire tout haut ce que tous ici nous pensons, une fois dépassés les 30° de latitude nord, ce sont tous des cons et c'est tout."
 "Certes, mais nous allons recevoir les Pontes pour notre évaluation de mi-désastre : Poros jr., les Portails, les membres excellents du Palatinat et tous ceux qui ménent la baraque et je te demande de ne commettre aucun impair, tu sais comme moi que nos résultats dans la destruction programmée du vieux continent sont excellents mais nous devons demeurer vigilants et bien écouter tout ce qu'ils ont à nous dire !"
 Le petit Emmanuel était déjà sorti de la pièce, se souvenant soudain qu'il avait un appel urgent à donner.
 Depuis des mois, à l'intérieur, tout semblait s'effondrer et ce spectacle lui procurait une excitation presque indescriptible. 
 Il ne rendait plus jamais visite à l'Animal domestique, toujours enfermé dans son box, rien de ce qui le concernait d'ailleurs n'avait plus pour lui le moindre intérêt. Après tout, il avait été mandaté pour tout faire n'importe comment et pour atteindre un niveau collectif d'incohérence qui lui permette de ne plus rendre aucun compte sur sa façon de ne pas prendre de décision constructive. 
 Le petit Emmanuel observait de loin les rivaux à l'interne, tous tournant comme des mouches autour du Palais, et une chose était évidente : aucun parmi eux n'était l'homme providentiel, il pourrait encore, en glissant çà et là quelques peaux de bananes juridiques, poursuivre sa mission d'explosion économique, de déroute culturelle, d'effondrement social, et surtout, surtout, soutenu en celà par tout le Palatinat, préparer le Monde nouveau en mettant en bon ordre les relations internationales, ce qu'il savait faire à merveille. 
 "J'aurai mon conflit total !" murmurait-il à son image chaque matin dans son miroir.
 Depuis des mois, des années, tout, à part la perspective d'un affrontement avec l'Homme des steppes, l'ennuyait à mourir. Il devait en découdre, faire face avec sa petite armée à ce modèle de virilité suranné.
 Depuis leur dernier face à face, il en rêvait avec régularité, se voyant, portant une magnifique chapka en chinchilla, entrer triomphant au Kremlin sous les ovations, les hourras de la foule moscovite enfin libérée et les chœurs de l'ex-armée rouge entonnant pour lui seul "Калинка ", tout en liesse.
 Il devait mettre son nom sur les registres de l'Histoire mondiale, en grand, en doré aussi, et la visite des membres souterrains actifs de l'Ordre Futur Total était le signe avant coureur de son moment de gloire.
Sa tutrice n'avait rien à craindre, il saurait se tenir.
 


12/12 2024
"Mais enfin ma tutrice, qu'est-ce qui t'a pris ?"
L'hexagone était en ébullition, tout l'hexagone, sud, est etc...
Des bruits avaient couru, des paroles, des trucs fâcheux avaient fuité et ce n'était vraiment pas le moment !
"Ma tutrice, tu sais combien certains autour de nous sont dans l'attente du moindre écart, du moindre impair que toi ou moi pourrions commettre, tu sais que le niveau de leur corruption, de leur ingratitude, de leur lâcheté, de leur goût de l'élitisme centralisé est encore plus élevé que le nôtre !!!
Jamais je ne t'aurais crue si naïve, jamais je n'aurais pensé que tu t'imaginais avoir au Palais des amis ou des proches ou des appuis ou des confidents, voyons ma tutrice, tu as pourtant une grande expérience, mais enfin, ma tutrice, qu'est-ce qui t'a pris ?"
La tutrice le regardait, immobile, n'était-il pas le spécialiste incontesté des bévues ? N'avait-elle pas, elle aussi, après ces années d'une conduite irréprochable, droit à une petite erreur, un petit aveu plutôt, produit sous l'effet des pressions énormes qu'elle subissait quotidiennement. Ne pouvait-elle pas, elle aussi, avoir droit à l'expression d'un peu d'amertume, de ranceur, de déception face à la quantité incommensurable de don de soi qu'elle avait su mettre à la disposition du génie de son époux ?
Ce matin, après avoir eu quelques échos du foutoir qu'une nouvelle fois imposait la France périphérique, elle avait décidé de frapper fort afin de calmer un peu les grondements de rage qui provenaient de toute la province et des territoires d'Outre-mer, elle avait choisi dans sa garde robe un tailleur bleu paon, presque en harmonie avec les iris du petit Emmanuel et en portait la veste sur un chemisier à jabot d'un blanc immaculé.
Ça devrait leur suffire pour les calmer.
Elle proposa au petit Emmanuel de faire un scrabble afin de détourner son attention et entreprit de lui dispenser un cours de philosophie politique afin qu'il relativise un peu.
"Tu sais, lui dit-elle, tu sais certainement que même ce grand unificateur qu'était Adolf Hitler a fini par haïr le peuple allemand lorsque celui-ci s'est affaissé, tu sais qu'il a regretté de ne pas avoir organisé la révolution nationale socialiste avec les Russes ! Tu t'en souviens ? Et Napoléon, Napoléon lui-même à qui ses soldats donnaient tout sans compter, n'était-il pas rentré seul à Paris lors du désastre contre Koutousov ? N'avait-il pas laissé, abandonné des milliers d'hommes, des milliers de chevaux dans la froidure, sans vivres, à geler sur place comme des chiens ? Et Obama, tu te souviens de ce grand homme d'origine plutôt africaine, pense à Obama qui était persuadé que la plébe yankee était trop abrutie pour comprendre les finesses et les complexités de son projet politique ?
Pas un chef d'état, pas un tyran, pas un dictateur ne respecte son peuple, à l'extrême rigueur, il peut éprouver un peu de tendresse pour l'idée vague de son pays, de sa nation ou de je ne sais quelle entité extensible qu'il incarne dès qu'il se retrouve promu en hauts lieux, mais pour les gens ? Les vrais gens, que dalle !
Quel homme de pouvoir n'a pas eu le sentiment de guider des ignares, des réactionnaires, des bas du front, des bouzeux ? Il n'y a pas des cons qu'en Haïti voyons !
Et mon Manu, (c'est ainsi qu'elle l'appelait à voix basse lorsqu'elle tentait de l'éclairer sur un point délicat !) mon Manu, tous tes prédécesseurs ont, à un moment ou un autre, craché dans la soupe qu'ingurgitait leur animal domestique, tous !
Les sans-dents, les veaux, toi-même, rappelle-toi, n'as-tu pas désigné ce populot joueur d'accordéon comme un Gaulois réfractaire ?
Tes opposants, crois-tu qu'ils se privent d'un mépris complet pour ceux qui les élisent et bien-sûr pour les autres ? Pense au petit homme gauchisant atrabilaire, pense à ce qu'il peut dire souvent comme horreurs sur ses compatriotes ? Il va chercher l'inspiration en Amérique du sud où il pense trouver des électeurs à son pied !
Le pouvoir mon Manu, c'est inévitablement, à un moment ou à un autre, la prise de conscience du ras les pâquerettes du populo !
Face à un type grandiose comme toi, comment veux-tu qu'il ne développe pas de la rancoeur, de la jalousie ?
Le petit Emmanuel rougit légèrement, comme toujours presque envouté par ces paroles qui sonnaient tels des chants de l'église copte à ses oreilles.
Sa tutrice en connaissait un rayon sur toutes ces choses des arcanes et des coulisses de la grande machine à fourvoyer qui, il l'avouait, lui échappaient parfois.
"Ma tutrice, j'ai absolument fait tout ce qui était en mon pouvoir pour les mener en bateau, tu le sais n'est-ce pas ? Je suis un trésor de décisions novatrices catastrophiques, une réserve presque inépuisable d'initiatives inappopriées, de l'art, de l'art pur, Catalan peut bien aller se rhabiller avec son adhésif grisâtre et ses bananes, j'incarne l'abstraction aburde totale, je suis le parfait destructeur des préjugés et des formes. Ça n'a pas de prix !"
Sa tutrice le voyant à nouveau bien remonté et jubilant face à lui-même, se sentit un peu soulagée du poids de la culpabilité : elle se l'avouait, elle avait dérapé et surtout totalement ignoré les signes de la trahison que lui avait donnés cette mégère anorexique à qui elle avait pourtant tout cédé, tout permis depuis le début du début des mandats.
"Salope, salope" ne pouvait-elle pas s'empêcher de murmurer.
Ils s'étaient tapés ce couple qui sentait le renfermé depuis la première heure, elle avait dû trouver des chemises aussi blanches que celles de ce philosophe sémite afin que le petit Emmanuel ne se sente pas malade d'envie à chacun de ses retours du front mondial et lors des nombreuses interventions télévisuelles qui les suivaient immédiatement.
Elle avait donné son aval pour que sa demi-mondaine serine une chanson totalement insipide devant la planète entière, les amis sont les amis et la tutrice savait généreusement récompenser la fidélité ...tous ces efforts pour quoi ?
Je vous le demande !
La tutrice gagna la partie de scrabble comme à son habitude et le petit Emmanuel apaisé pu reprendre raséréné ses cafouillages quotidiens.
Ce qu'il ignorait, ce n'était pas encore l'heure de tout lui dévoiler, c'est que leurs valises étaient presque prêtes et qu'elle avait réservé deux tickets pour une île dont le nom évoquait les alligatoridés, au cas où.
De toute façon, elle travaillait nuit et jour à lui ouvrir les portes de la Grande commission afin qu'il se technocratise à la perfection et exerce son pouvoir magnifique loin des remugles des foules hexagonales sans que son talent dans la calamité n'ait à affronter l'arbitraire des urnes. Après tout, il avait effectué ce pour quoi il avait été mandaté par ses oncles du Palatinat, ils laissaient derrière eux , comme couple le plus haï de l'histoire de France, un amas de déchets, une montagne de débris. Il accèderait au trône, c'était sa destinée, elle sourit en pensant brièvement à un de ses prédécesseurs dont elle avait, aussi, oublié le nom, un petit type un peu bouffi, un peu rougeot, qui était réduit, pour continuer à aller se faire voir, à exercer des fonctions de députations insignifiantes...
"A quoi ne s'abaisserait-on pas pour rester sous le feu des projecteurs !!" s'exclama-t-elle en ajustant d'un geste un peu nerveux sa perruque.
 
08/12/2024


"Quoi, ils ne sont toujours pas contents ? Sale engeance, sales types, sales voyous, ignares, incultes, totalement imperméables à la magnificence !!!"
Et pourtant, pourtant, malgré tous les efforts déployés pour faire de la réouverture de la chapelle un évènement évènementiel, malgré tout le beau monde convié au spectacle et au gueuleton qui suivait, la base soupirait, grognait même et la tutrice se devait de lui faire son rapport.
Elle décida de lâcher le morceau sans blémir.
"Mon Manu, j'ai choisi moi-même par prudence et parce que j'ai le goût très sûr dans le clinquant de tous les arrivistes, les prestations les plus stimulantes, les chants, faciles, les chants populaires, qui illustreraient sans forcer sur les symboles le rapport de la France à l'Eglise apostolique et romaine, sans le Pape qui ne sert plus à rien de toute façon, les feux d'artifice d'un type fête foraine, eux aussi une valeur sûre et qui marchent toujours auprès des foules, j'ai choisi moi-même, tu te souviens, cette chanson populaire sur les cathédrales des années 50 et ce morceau de Bach qu'on entend en boucle dans les salles d'attentes et cet Américain qui a le rythme dans la peau, et tous ces représentants du monde civilisé que j'ai placés bien en rang, comme c'était joli pourtant mon Manu, comme j'étais satisfaite, une autre fête magnifique pour cacher le désastre, juste après que tu leur aies annoncé que tu ne dégagerai jamais, certainement pas, jamais, jamais, jamais, et que après la preuve de tous tes succès malgré les incompétences notoires de tes assistants, tu rempilais pour vingt ans, ou même plus pour leur faire plaisir, un timing parfait mon Manu, parfait, comme celui de l'autre cérémonie magnifique, en plein chaos institutionnel, si ce n'était pas des calculs dignes des suggestions de manigances politiciennes machiaveliques, je préfère être pendue !"
"Mais ma tutrice, tous les pontes internationaux m'ont-ils aimé à ma mesure ?"
"Mais oui mais oui, tu n'as pas perçu dans l'oeil du grand Yankee cette lueur d'envie ? Et puis ce courage que tu as eu de le convier en même temps que le petit juif ukrainien, vraiment, quelle audace, quand je pense qu'on te reproche ton manque de subtilité diplomatique !!!" Non non, mon Manu, tout était parfait, simple d'accès, éloigné comme il faut de tout recueillement et de tout vacillement métaphysique !! Bien vulgaire, bien commun, bien tape à l'oeil, comme on l'aime !"
" Et le repas, ils l'ont aimé à ma mesure ?"
" Mais oui mais oui, ils ont été épatés par le déploiement de luxe qui s'étalait dans leur assiette, comme chaque fois mon Manu, rassure-toi !
"C'est un coup de maître, l'animal domestique grogne un peu, c'est sûr mais tout le falbala habituel et la pacotille sen
timentalisée ont beaucoup plu puisqu'il ne connaît plus rien d'autre, bon... il continue de déverser sa fange un peu partout pour montrer sa colère mais...la tutrice s'interrompit soudain : devait-elle avouer qu'une fois de plus le petit Emmanuel n'avait été d'aucune utilité dans la conclusion des affaires essentielles pour la survie de son pays ? Devait-elle lui dire que sa taty teutone avait seule pris l'initiative sans même lui en parler parce que c'était elle qui menait toute la baraque, de couler entièrement des secteurs entiers de l'économie européenne, dont après tout elle n'était aucunement la porte-parole ?
" Ecoute mon Manu, une chapelle sans Dieu, c'est tout de même plus sympa non ? Tout ce pataquès catholique plus personne n'y comprend plus rien de toute façon, on pratique d'autres religions monothéistes de plus en plus dans les lycées publiques maintenant, tu le sais bien, non, non, c'était parfait, comme on l'aime !"
Le regard du petit Emmanuel s'était perdu dans le lointain, il entrait dans le moment dédié à l'introspection, qu'il s'accordait tous les trois ans pendant quelques minutes : au fond, qu'il n'y ait plus personne d'autre que lui aux commandes, c'était plutôt une excellente chose, lui, justement, c'était la magnificence, le grand spectacle permanent, quelle merveilleuse coïncidence que cette disparition de tout le gouvernement, qui, soyons honnête, l'avait toujours gêné aux entournures et cette démonstration sans appel du choix divin sur sa personne !
Il sortit de cet instant de vérité épuisé, la mine un peu grise mais confiant. Son destin n'était pas encore totalement dessiné, devant lui s'ouvrait l'accès au lieu exceptionnel, il n'était pas fait pour les choses humaines, le Vatican seul devrait correspondre à la mission qui lui avait été conférée. Il s'y préparait.
 
2/11/2025
 
 Les quelques membres du personnel qui vivaient encore au Palais essayaient de se déplacer le plus discrètement possible. Il avait été convenu qu'ils devraient quitter leurs chaussures, véhicules de tant d'immondices, de souillures, d'impuretés venus de l'extérieur et, dès leur arrivée, enfiler une paire de charentaises qui étaient dès leur départ, en fin de service, immédiatement désinfectées.
Il régnait un silence de plomb dans tout l'édifice, sauf dans les cuisines du sous-sol d'où quelques gloussements émergeaient encore parfois.
Les consignes avaient été extrêmement claires, de petits stickers collés un peu partout dans tous les coins et recoins du Palais : "Qu'on lui foute la paix !"
On se doutait que cette injonction provenait directement de la Tutrice puisque le petit Emmanuel demeurait invisible, cloitré nuit et jour dans une alcôve qu'il avait, murmurait-on, fait transformer en abri antinucléaire, au cas où.
Et, disons-le sans ambage, c'est vrai que le Petit Emmanuel n'allait pas fort.
Il n'avait jamais vraiment manifesté le moindre intérêt pour ses fonctions présidentielles, n'y trouvant pas les satisfactions qu'on lui avait fait miroiter avant son premier mandat : "Tu verras, tu pourras faire et dire absolument tout ce qui te passe par la tête, personne ne te comprendra de toute façon, aie l'air convaincu, incisif, déterminé, visionnaire, ça marchera comme sur des roulettes"
Et c'est exactement ce qu'il avait fait, année après année, se projetant avec sa Tutrice sur toutes les scènes possibles, à l'étranger et parfois dans quelque bourgade nationale, levant ses petits bras très haut vers le ciel, vociférant, organisant des référendums à qui mieux mieux , changeant tout du sol au plafond afin de donner à cette contrée un peu de son allant et lui insuffler de son énergie quasi-cosmique.
Pas ça !
Les échos qui lui en revenait, et dieu sait pourtant qu'on ne lui disait pas tout, témoignaient tous d'un fiasco monumental, fiasco dont il contestait entièrement la réalité et qu'il s'employait à faire passer aux oubliettes en mettant en ligne presque quotidiennement des vidéos où il s'affichait lui-même et exprimait directement à son peuple bien aimé tout ce qu'il avait sur le coeur.
Ce n'était pas joli joli...
Mais il gardait le meilleur pour la fin comme il l'avait confié à son meilleur ami, maintenant en charge, à lui seul, de tout le fatras des limites constitutionnelles.
Deux mandats, tu te rends compte, qu'est-ce que c'est que deux mandats pour tout mettre sens dessus dessous ?
Deux mandats, deux tout petits mandats, que veux-tu que je fasse en si peu de temps ?
Son meilleur ami acquiescait, comme il l'avait fait, accompagné de toute sa petite famille qui le secondait dans son soutien indéfectible depuis la première heure, ou du moins, depuis que la place présidentielle était assurée pour un certain temps.
Il allait donc, ce meilleur ami, maintenant s'assurer que ce certain temps devienne un temps certain en rallongeant la sauce : on ne transforme pas un tel pays en décharge du Tiers-monde en un claquement de doigt.
Seul dans son abri le Petit Emmanuel prenait encore de temps en temps des nouvelles de sa tutrice, mais, il faut l'avouer, sa passion en avait pris un coup, et si les liens sacrés du mariage ne l'avaient pas retenu, il l'aurait bien balancée elle aussi.
Elle ne lui amenait que des ennuis, des rumeurs ne cessaient de circuler, sur place et ailleurs, sur des lettres, des documents, des choses secrètes qui n'allaient pas tarder à être divulguées.
Le Petit Emmanuel n'y comprenait pas grand chose mais tout ce remue-ménage autour de quelqu'un d'autre que lui l'exaspérait au plus haut point.
Il s'était décidé pour reprendre la main et déclencher un scandale plus scandaleux que ces histoires glauques de pédophilie, d'abus et je ne sais quoi, à utiliser un merveilleux outil très actuel pour faire n'importe quoi et se mettre lui-même en scène sans aucun effort, ni aucune idée, ni aucune inspiration, ni aucun talent et il avait pleinement réussi, jusqu'à complètement oublier à quel titre il était supposé, par simple sens des convenances et par respect pour sa fonction, ne pas mettre ce genre de saleté en ligne mais c'était trop drôle, vraiment, et, en tout état de cause, il n'avait jamais vraiment exercé les fonctions de Président, donc tout allait bien.
Et puis, soyons honnête, rien ne le titillait plus que l'humiliation, rien ne déclenchait en lui plus de tirs hormonaux, lui faisant briller les yeux comme des petites étoiles, que lorsqu'on se foutait ouvertement de lui, quand on le méprisait publiquement, lui crachait au visage, autrement dit quand ce qu'il savait de son imposture foncière lui revenait, manifesté avec brutalité comme une juste punition, par quelqu'un d'autre.
Donc, vidéos artificielles impensables, misère intellectuelle, déroute morale, cupidité, corruption ou pas, c'était tout pareil, il ne savait pas ce qu'il faisait là, à part faire comme si il savait, et ça, nourri régulièrement par quelque publication absurde, quelqu'imbécile commentaire, quelque nouveau faux-pas diplomatique, ça pouvait durer longtemps encore.
 

06/03/2024
"Comment ça Père Ubu ? Qui a dit ça ?
Qui c'est d'abord Père Ubu ?
Tu trouves que j'ai pris un coup de vieux ?
Tu rigoles ?
Je n'ai jamais été aussi en forme, j'ai été resplendissant, admirable, grave, concentré, impeccable.
Tu vois ma tutrice, j'aurais dû m'y mettre beaucoup plus tôt, j'ai trop attendu.
Même si j'ai plutôt fait du bon boulot dans la perspective de la destruction incohérente de tout, c'est resté assez peu visible au fond, moi-même parfois, j'ai bien du mal à discerner ce qui reste encore debout et ce qui s'est correctement effondré.
Là, tu vois ma tutrice, ça aura le mérite d'être clair, tout sera réduit à néant, poussière, débris, résidus, tout sera supprimé de la surface de la mère patrie, sauf moi. Et toi, si tu es gentille.
Je garderai peut-être dans mon abri antiatomique quelques-uns de mes sbires les plus jolis, je reformerai un gouvernement du néant et la boucle sera bouclée.
De l'hygiène, de la désinfection, enfin un pays sans habitants, j'en profiterai pour virer la Taty Teutone qui n'est de toute évidence pas assez folle pour nous conduire suffisamment rapidement vers l'anéantissement et je prendrai sa place sur le trône.
Tu as vu, ma tutrice comme tous ces pays qui survivent tant bien que mal à leur élus sont convaincus ?
C'est mon truc, m'installer à la place du père, c'est mon truc, je suis rodé, maintenant que le Grand oncle d'Amérique a disparu de la scène stratégique, je prends les rènes, je mène, je dirige, j'écris mon nom en lettres de sang dans l'histoire, Marie la sanglante, du pipi de chat, Ivan le terrible, un tendre à côté de moi.
Je vais me faire nommer Empereur de l'apocalypse, Grand Commandeur de la décision catastrophique, Guide de la destruction massive ...
Je lui ai parlé, sois tranquille, l'animal domestique est chauffé à fond, prêt à en découdre, il a encore une fois gobé chacun de mes mots, con comme il est.
Dans le style couleur locale et héritage patrimonial, je serai la réincarnation de Napoléon, celle de Guillaume de Normandie, de Philippe le Bel ...enfin, tu vois...
Une Europe complètement anéantie, c'est tout de même un sacré projet non ?
De toute façon, vu ce qu'il en reste, on fait aussi bien de tout foutre en l'air.
Tu sais, ma tutrice, que l'on a tous les deux quelques petites bricoles à se reprocher, quoi de plus pertinent qu'une guerre perdue d'avance pour effacer nos fautes ?
Il faut que nous nous amendions, c'est sûr, et moi, et toi aussi, on a beau dire, ce que tu as fait ce n'est pas joli joli, alors c'est tout de même plus raisonnable de faire payer l'addition à des individus complètement insignifiants qui n'ont rien demandé.
De toute façon, je les hais, ces bouzeux, ces minables, ces provinciaux assistés, je hais ce pays, ses fromages et son goût pour les révolutions ratées. Je les hais de m'avoir cru, de m'avoir élu, deux fois, de ne pas s'être aperçu à quel point je suis un cave, un inculte au fond très limité intellectuellement malgré mes milliers d'interventions médiatiques spectaculaires.
On peut imaginer facilement de voir remplacé sur la carte cet hexagone obsolète par, je ne sais pas moi...un petit duché ou par une principauté dont on sera les princes, où nous assurerons notre avenir en mangeant des glaces, qui peut me dire que ce n'est pas une grande idée, encore une, encore une !!!
Tout ce que je décide, tout ce que je dis, tout ce que je raconte et ordonne est catastrophique, c'est ma spécialité, mon expertise, je ne sais pas ce que je décide, ni ce que je dis, ni ce que je raconte, ni ce que j'ordonne parce que je suis complètement creux, ma tutrice, tu sais ça n'est-ce pas ? Creux à l'intérieur, gonflé à ton gaz et aux miasmes du pouvoir plutôt illégitime depuis si longtemps que j'en ai perdu jusqu'à la sensation de respirer. "